HISTOIRES COMME ÇA - tapuscrit (démo)

1. La Baleine et son gosier

Il y avait une fois, il y avait dans la mer une Baleine qui mangeait les poissons.

Elle mangeait le mulet et le carrelet, le merlan et le poisson-volant, le turbot et le maquereau, l’anguille, sa fille et toute sa famille qu’a la queue en vrille.

Tous les poissons qu’elle pouvait attraper dans toute la mer, elle les mangeait avec sa bouche — comme ça !

Jusqu’à ce qu’enfin il ne resta plus qu’un seul petit poisson dans toute la mer, et c’était un petit Poisson-plein-d’astuce, et il se tenait en nageant juste derrière l’oreille droite de la Baleine, par peur d'un malentendu.

Alors la Baleine se dressa debout sur sa queue et dit :

— J’ai faim.

Et le petit Poisson-plein-d’astuce dit d’une petite voix pleine d’astuce également :

— Noble et généreux Cétacé, as-tu jamais goûté de l’Homme ?

— Non, dit la Baleine, à quoi ça ressemble ?

— C’est bon, dit le petit Poisson-plein-d’astuce. Bon, mais avec des arêtes.

— Alors, cherche-m’en, dit la Baleine.

Et elle fit écumer la mer en la fouettant de sa queue.

— C’est assez d’un pour commencer, dit le petit Poisson-plein-d’astuce. Si tu nages jusqu’à 50° de latitude Nord et 40° de longitude Ouest (ça, c’est de la magie), tu trouveras, sur un radeau, au milieu de l’eau, avec rien sur le dos, rien qu’une paire de culottes en droguet bleu et des bretelles (faut pas oublier les bretelles), et son couteau de matelot, tu trouveras un Marin naufragé, lequel, il est juste de te prévenir, est un homme d’infinie-ressource-et-sagacité.

Sur quoi la Baleine s’en fut jusqu’au numéro 50 de latitude Nord et 40 de longitude Ouest, et là, sur un radeau, au milieu de l’eau, sans rien sur le dos, qu’une paire de culottes en droguet bleu, une paire de bretelles (faut surtout pas oublier les bretelles) et son couteau de matelot, elle trouva un Marin naufragé, tout solitaire et tout esseulé, qui se tortillait les doigts de pied dans l’eau salée.

(Sa m’man lui avait permis de faire ça, sans quoi jamais il n’aurait osé, rapport que c’était un homme d’infinie-ressource-et-sagacité.)

Alors la Baleine ouvrit la bouche grande, grande, grande, comme si elle allait se fendre jusqu’à la queue, et elle avala le Marin naufragé, avec son radeau, sa culotte de droguet bleu, ses bretelles (n’oublie pas !) et son couteau de matelot.

Elle serra tout bien au chaud dans les placards tout noirs de son petit intérieur, et puis elle fit claquer sa langue, — comme ça, — et tourna trois fois sur sa queue.

Mais aussitôt que le Marin, lequel était un homme d’infinie-ressource-et-sagacité, se trouva pour de bon au chaud dans le fin fond des placards tout noirs du ventre de la Baleine, il se mit à danser et valser, à frapper et taper, à rogner et couper, à tordre et à mordre, à bondir et mugir, à ramper et saper, à moudre et découdre, à choir et s’asseoir, à gueuler et piler, à exécuter des gigues aux endroits qu’il ne fallait pas, si bien que la Baleine ne se sentit pas du tout heureuse.

De sorte qu’elle dit au Poisson-plein-d’astuce :

— Cet homme a beaucoup d’arêtes. En outre, il me donne le hoquet. Que faut-il faire ?

— Dis-lui de sortir, dit le Poisson-plein-d’astuce.

Là-dessus la Baleine cria dans son propre gosier au Marin naufragé :

— Sortez et tâchez de vous tenir. J’ai le hoquet.

— Non, non, dit le Marin. Pas comme ça, mais bien au contraire. Ramène-moi à ma rive natale et aux blanches falaises d’Angleterre, et puis on verra.

Et il se remit à danser pire que jamais.

— Il vaut mieux le ramener chez lui, dit le Poisson-plein-d’astuce à la Baleine. J’aurais dû vous avertir que c’est un homme d’infinie-ressource-et-sagacité.

Donc, la Baleine s’en fut, nageant aussi vite qu’elle put, des nageoires et de la queue, malgré son hoquet ; et enfin elle aperçut la rive natale du Marin et les blanches falaises de l’Angleterre, et elle s’échoua, la moitié du corps sur la grève, ouvrit la bouche grande, grande, grande et dit :

— Tout le monde descend pour Winchester, Ashuelot, Nashua, Keene et toutes les stations de la ligne de Fitchburg !

Et juste comme elle disait « Fitch », le Marin sortit.

Or, pendant que la Baleine nageait, le Marin, car c’était, en vérité, une personne d’infinie-ressource-et-sagacité, avait pris son couteau de matelot et taillé le radeau en forme de petit grillage carré en bouts de bois croisés, et il l’avait attaché avec ses bretelles. (Maintenant tu sais pourquoi il fallait se rappeler les bretelles !) Et il avait traîné ce grillage en travers du gosier de la Baleine, où il resta fiché.

Il sortit ensuite, les mains dans les poches, sur les galets, et s’en retourna chez sa Mère, qui lui avait donné la permission de tortiller ses doigts de pied dans l’eau salée ; et il se maria et eut beaucoup d’enfants.

La Baleine aussi.

Mais, depuis ce jour-là, le grillage qu’elle avait dans le gosier, et qu’elle n’a jamais pu faire sortir en toussant, ni descendre en avalant, l’empêche de rien manger que des petits, tout petits poissons, et c’est la raison pour laquelle les baleines d’aujourd’hui ne mangent jamais d’hommes, de garçons, ni de petites filles.

Le petit Poisson-plein-d’astuce alla se cacher dans la vase, sous le pas des Portes de l’Équateur. Il avait peur que la Baleine fût fâchée contre lui.

Le Marin rapporta son couteau à la maison. Il avait la culotte de droguet bleu en mettant le pied sur les galets de la grève, les mains dans ses poches. Les bretelles, il les avait laissées, vois-tu, pour attacher le grillage avec.

Et c’est la fin de cette histoire-là.


2. Le Rhinocéros et sa peau

Or il y avait une fois, dans une île déserte des bords de la Mer Rouge, un Parsi dont le bonnet reflétait les rayons du soleil avec une splendeur-plus-qu’orientale. Et ce Parsi vivait au bord de la Mer Rouge sans rien de plus que son bonnet et son couteau, et un fourneau de cuisine, de l’espèce à laquelle il ne faut jamais toucher.

Un jour il prit de la farine, de l’eau, des raisins, du sucre, etc., et se confectionna un gâteau qui avait 60 centimètres de large et un mètre d’épaisseur. Il le mit dans le four, parce qu’on lui permettait, à lui, de se servir de ce four, et le fit cuire, cuire jusqu’à ce qu’il fût à point et sentît bon.

Mais au moment où il allait le manger, voici que descendit sur la grève, sortant des Déserts Inhabités de l’Intérieur, un Rhinocéros avec une corne sur le nez, deux petits yeux de cochon et peu de manières. En ce temps-là, la peau du Rhinocéros lui allait tout juste et collait partout. Elle ne faisait de plis nulle part.

Il ressemblait tout à fait à un Rhinocéros d’arche de Noé, mais en beaucoup plus gros, naturellement.

Tout de même, il n’avait déjà pas de manières, pas plus qu’il n’a de manières aujourd’hui, ni qu’il en aura jamais.

Il dit : « Quoi ! » et le Parsi lâcha son gâteau et grimpa jusqu’en haut d’un palmier, vêtu seulement de son bonnet d’où les rayons du soleil se reflétaient toujours avec une splendeur-plus-qu’orientale.

Le Rhinocéros renversa le four, et le gâteau roula sur le sable, et le Rhinocéros l’empala sur la corne de son nez et il le mangea, puis s’en alla en remuant la queue et regagna les Déserts Désolés et Totalement Inhabités de l’intérieur, qui touchent aux îles de Mazanderan, Socotora, et aux Promontoires de l’Équinoxe Majeur.

Alors le Parsi descendit de son palmier, remit le four sur pieds et récita le poème suivant, lequel, puisque tu ne le connais pas, j’ai le privilège de t’apprendre :

Toujours il en cuit

À l’imprudent qui

Chipe les biscuits

Par le Parsi cuits.

Ce qui voulait en dire bien plus long que tu ne saurais croire.

Pourquoi ?

Parce que, cinq semaines plus tard, il y eut une vague de chaleur dans la Mer Rouge et tout le monde ôta tous les habits qu’il avait sur le dos.

Le Parsi ôta son bonnet ; mais le Rhinocéros enleva sa peau et la jeta sur son épaule comme il descendait se baigner dans la mer.

Dans ce temps-là, elle se boutonnait par-dessous, au moyen de trois boutons et ressemblait à un imperméable.

Il ne fit aucune remarque au sujet du gâteau du Parsi, parce qu’il l’avait tout mangé et que jamais il n’a eu de manières, ni n’en aura maintenant ou plus tard. Il se mit à barboter dans l’eau et à souffler des bulles par le nez. Il avait laissé sa peau sur le bord.

Bientôt le Parsi arrive, et trouve la peau, et sourit, d’un sourire qui lui fit deux fois le tour de la figure. Puis il dansa trois fois autour de la peau et se frotta les mains.

Ensuite, il alla à son camp et emplit son bonnet de gâteau, car le Parsi ne mangeait jamais autre chose que du gâteau et ne balayait jamais son camp.

Il prit la peau, et il secoua la peau, et il racla la peau, et il l’incrusta de vieilles miettes sèches de gâteau qui grattent et de quelques raisins brûlés, tant et tant qu’il y eut moyen. Puis il remonta dans son palmier et attendit que le Rhinocéros sortît de l’eau et remît sa peau.

Ce qu’il fit.

Il boutonna les trois boutons, et ça le chatouilla comme des miettes dans un lit. Alors, il voulut se gratter et ça devint pire ; alors, il se coucha sur le sable et se roula, se roula, se roula, et chaque fois qu’il se roulait, les miettes le démangeaient dix fois plus. Alors, il courut au palmier et se frotta, se frotta et se refrotta contre. Il frotta tant et si fort que sa peau fit un grand pli sur les épaules et un autre pli dessous, là où il y avait les boutons (mais les boutons avaient sauté à force d’être frottés), et il fit d’autres plis tout autour des pattes.

Son humeur se gâta, mais c’était bien égal aux miettes. Elles restaient sous sa peau et le démangeaient très fort.

De sorte qu’il rentra chez lui très en colère et se grattant tout du long ; et depuis ce jour, tous les rhinocéros ont la peau qui fait de grands plis, et un mauvais caractère, tout ça, à cause des miettes qu’il y a dessous.

Mais le Parsi descendit de son palmier, avec, sur la tête, son bonnet d’où les rayons du soleil se reflétaient avec une splendeur-plus-qu’orientale, emballa le fourneau et s’en alla dans la direction d’Orotavo, d’Amygdala, des Hautes Prairies d’Anantarivo et des Marais de Sonaput.


3. Le Léopard et ses taches

Il faut que tu saches qu’aux jours où tout commençait, le Léopard habitait un pays nommé le Haut-Veldt. Se rappeler que ce n’était pas le Bas-Veldt, ni le Veldt de la Brousse, ni le Veldt des Lacs Amers mais bien le Haut-Veldt tout nu, brûlant et brillant, rien qu’en sable, en rochers couleur de sable, et en touffes d’herbe jaunâtre et sablonneuse ; c’est tout. Là, vivaient la Girafe et le Zèbre, l’Élan et le Koodoo, avec le Hartebeest ; et ils étaient tous jaune-brun et sablonneux de la tête aux pieds ; mais le Léopard, c’était le plus ’sclusivement jaune-brun et sablonneux de tous — comme qui dirait une espèce de gros chat gris et jaune — et, à un poil près, il ne se distinguait pas de la couleur jaunâtre, grisâtre et brunâtre du Haut-Veldt.

Ce qui était contrariant pour la Girafe, le Zèbre et les autres ; car il se tapissait contre une touffe ou un caillou ’sclusivement rouge-brun-gris-jaune, et quand passaient la Girafe, ou le Zèbre, ou l’Élan, ou le Koodoo, ou le Bush-Buck ou le Bonte-Buck, il les surprenait soudain, si fort qu’ils ne s’en remettaient pas. Parole !

De même, il y avait un Éthiopien avec un arc et des flèches (un ’sclusivement gris-brun-jaune de bonhomme que c’était alors) qui vivait sur le Haut-Veldt avec le Léopard ; et ils chassaient ensemble — l’Éthiopien avec ses flèches, le Léopard avec ses griffes et ses dents — à tel point que Girafe, Élan, Koodoo, Quagga et le reste ne savaient plus sur quel pied sauter. Parole !

Après très longtemps, — les bêtes vivaient indéfiniment dans ces jours-là, — ils apprirent à éviter tout ce qui ressemblait à un Léopard ou un Éthiopien ; et peu à peu — la Girafe commença parce qu’elle avait les plus longues jambes — ils s’en allèrent du Haut-Veldt.

Ils cheminèrent des jours et des jours avant d’arriver à une grande forêt, ’sclusivement remplie d’arbres, de buissons, et tachetée, rayée, bigarrée d’ombres. Ils s’y cachèrent et, après un autre long temps, à force de se tenir moitié dans l’ombre et moitié pas, et sous l’ombrage dansant, glissant et cabriolant des arbres, voilà que la Girafe devint tachetée, et le Zèbre rayé, et l’Élan et le Koodoo plus foncés, avec des petites lignes grises ondulées sur le dos ; de sorte que, si on pouvait les entendre et les sentir, les voir c’était beaucoup moins facile, à moins de savoir au juste où regarder.

Ils étaient très contents parmi les ombres bariolées de la forêt, tandis que le Léopard et l’Éthiopien couraient les plateaux gris-brun-jaune du Haut-Veldt, en se demandant où étaient passés leurs dîners, leurs déjeuners et leurs goûters.

Bientôt ils eurent si faim qu’ils mangèrent des rats, des cafards et des lapins de rochers, ce Léopard et cet Éthiopien, et alors ils eurent le Gros Mal au Ventre tous deux à la fois ; et enfin ils rencontrèrent Baviaan — le Babouin aboyeur à tête de chien — qui est tout à fait le plus sage animal de toute l’Afrique du Sud. Léopard dit à Baviaan (il faisait très chaud) :

— Où est parti le gibier ?

Baviaan cligna de l’œil. Ça, il savait.

L’Éthiopien dit à Baviaan :

— Pourriez-vous m’indiquer le présent habitat de la Faune aborigène ?

(Ça veut dire la même chose ; mais l’Éthiopien se servait toujours de mots qui n’en finissent pas. C’était une grande personne.)

Baviaan cligna de l’œil. Ça, il savait.

Alors, Baviaan dit :

— Le gibier est ailleurs. Tu peux le trouver. Tâche. Mon avis, Léopard ? C’est une question de tache.

Et l’Éthiopien dit :

— Tout ça est très joli, mais je désire connaître où a émigré la Faune aborigène.

Alors, Baviaan dit :

— La Faune aborigène a rejoint la Flore aborigène, parce qu’il n’était que temps pour elle de changer. Mon avis, Éthiopien ? Change, au plus tôt.

Ce discours embarrassa le Léopard et l’Éthiopien ; mais ils partirent à la recherche de la Flore aborigène, et voici qu’après bien des jours ils virent une grande, haute et vaste forêt pleine de troncs d’arbres, et ’sclusivement hachée, tachée, tachetée, marquée, sabrée, barrée et bigarrée d’ombres. (Dis ça tout haut et vite, et tu verras ce qu’il devait y avoir d’ombres dans la forêt.)

— Qu’est ceci ? dit le Léopard. Il fait noir et c’est pourtant tout plein de petits morceaux de lumière.

— Je ne sais pas, dit l’Éthiopien. Mais ça doit être la Flore aborigène. Je sens la Girafe, j’entends la Girafe, mais je ne peux pas la voir.

— Ça, c’est curieux, dit le Léopard. Sans doute, parce que nous sortons du grand soleil. Je sens le Zèbre, j’entends le Zèbre, mais je ne peux pas le voir.

— Attends un peu, dit l’Éthiopien. Il y a longtemps que nous les avons chassés. Peut-être avons-nous oublié à quoi ils ressemblent.

— Et ta sœur ! dit le Léopard. Je me rappelle très bien comme ils étaient sur le Haut-Veldt, surtout quant à leurs os à moelle. La Girafe a dix-sept pieds de haut et sa robe est ’sclusivement d’un riche jaune d’or de la tête aux pieds ; et le Zèbre a quatre pieds et demi de haut et la robe gris beige de la tête aux pieds.

— Hum ! dit l’Éthiopien en plongeant l’œil parmi les ombres bariolées de la forêt des Flores aborigènes. Dans ce cas, ils devraient ressortir sur tout ce noir, comme des bananes mûres dans un four.

Mais ça n’était pas ça du tout. Le Léopard et l’Éthiopien chassèrent toute la journée, et malgré qu’ils pouvaient les entendre et les sentir, les voir ils ne pouvaient pas.

— Pour l’amour du ciel, dit le Léopard vers l’heure du thé, attendons qu’il fasse nuit. C’est un scandale que cette chasse en plein jour.

Ils attendirent donc la nuit, et alors le Léopard entendit quelque chose qui soufflait dans le clair des étoiles que rayaient d’ombres les branches, et il sauta sur le bruit : cela sentait comme Zèbre, cela remuait comme Zèbre, mais il ne pouvait pas le voir. De sorte qu’il dit :

— Ne bouge pas, ô individu sans couleur ni forme ; Je vais rester assis sur ton cou jusqu’à l’aube, parce qu’il y a quelque chose en toi que je ne comprends pas.

Tout à coup grognement, choc, bruit d’échauffourée et l’Éthiopien cria :

— J’ai attrapé une chose que je ne peux pas voir. Cela sent comme Girafe et cela rue comme Girafe, mais cela n’a aucune forme du tout.

— Méfie-toi, dit le Léopard. Reste assis sur son cou jusqu’à l’aube ; fais comme moi. Rien ne semble avoir de forme par ici.

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À l’aube claire, le Léopard dit :

— Qu’as-tu à ton bout de table, Frère ?

L’Éthiopien se gratta la tête et dit :

— Ça devrait être ’sclusivement d’un riche jaune d’or, jaune de la tête aux pieds, et ça devrait être Girafe ; mais c’est tout couvert d’empreintes marron. Et toi, qu’as-tu à ton bout de table, Frère ?

Le Léopard se gratta la tête et dit :

— Ça devrait être ’sclusivement d’un fauve tirant sur le gris perle et ça devrait être Zèbre ; mais c’est tout couvert de bandes noires et rouges. Que diable t’es-tu amusé à te faire, Zèbre ? Ne sais-tu pas que, sur le Hault-Veldt, je te verrais à dix milles ? Tu n’as pas de forme.

— Oui, dit le Zèbre, mais ici ce n’est pas le Haut-Veldt… N’y voyez-vous pas ?

— Si, à présent ; mais, depuis hier, je n’y vois goutte. Comment ça se fait-il ?

— Laissez-nous nous lever, dit Zèbre, et nous vous montrerons.

Ils laissèrent le Zèbre et la Girafe se lever, et Zèbre se dirigea vers des buissons nains où le soleil jetait des ombres hachées, et Girafe vers des arbres assez hauts, où la lumière tombait en taches.

— Attention, maintenant ! dirent le Zèbre et la Girafe. Voilà comment c’est fait. Un — Deux — Trois ! Ousqu’est votre déjeuner ?

Léopard écarquilla les yeux, et l’Éthiopien de même, mais sans rien voir de plus que des ombres rayées et des ombres tachetées dans le sous-bois ; mais pas trace de Zèbre ni de Girafe. Ils s’en étaient allés, tout bonnement, se cacher parmi les ombres de la forêt.

— Hi ! hi ! dit l’Éthiopien, voilà un tour qui en vaut la peine. Profites-en, Léopard. Tu ressors sur ce fond sombre comme un savon blanc dans un seau à charbon.

— Ho ! ho ! dit le Léopard. Cela t’étonnerait-il beaucoup de savoir que tu as l’air, sur ce fond noir, d’un sinapisme sur un ramoneur ?

— Ça n’avancera pas le dîner de se donner des vilains noms, dit l’Éthiopien. Le fin de la chose, c’est que nous ne sommes pas assortis à nos fonds de tableau. Je vais suivre le conseil de Baviaan. Il m’a dit de changer ; et comme je n’ai rien sur moi que je puisse changer, excepté ma peau, je vais changer ça.

— En quelle couleur ? dit le Léopard, prodigieusement intéressé.

— Un petit brun foncé, garanti à l’usage, avec un peu de violet et du bleu ardoise aux bons endroits. Tout ce qu’il faut pour se cacher dans les creux et derrière les arbres.

Là-dessus, il changea de peau, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, et le Léopard devint plus intéressé que jamais, car il n’avait jamais vu un homme changer de peau auparavant.

— Et moi ? dit-il.

Quand l’Éthiopien eut introduit son dernier petit doigt dans sa belle peau neuve toute noire :

— Suis aussi l’avis de Baviaan. Il t’a parlé de taches.

— Oui, et je n’ai pas compris.

— Il voulait dire des taches sur ta peau, dit l’Éthiopien.

— À quoi ça sert ? dit le Léopard.

— Pense à Girafe, dit l’Éthiopien. Ou si tu aimes mieux les rayures, pense à Zèbre. Ils sont très contents, eux, de leurs raies et de leurs taches.

— Hum ! dit le Léopard. Je ne voudrais pas ressembler à Zèbre, pas pour rien au monde.

— Eh bien, décide-toi, dit l’Éthiopien, parce que ça me déplairait de chasser sans toi ; mais il le faudra, si tu persistes à ressembler à un tournesol contre une palissade au coaltar.

— Va pour des taches, donc, dit le Léopard ; mais pas trop grandes. C’est commun. Je ne voudrais pas ressembler à Girafe, pas pour rien au monde.

— Je vais les faire du bout des doigts, dit l’Éthiopien. Il reste assez de noir sur ma peau pour cela. Amène-toi.

Alors l’Éthiopien mit ses cinq doigts ensemble (il restait encore beaucoup de noir qui n’avait pas séché sur sa peau neuve), et il en appuya le bout partout sur le Léopard, et chaque fois que les cinq doigts appuyaient, ils laissaient cinq petites marques noires tout près les unes des autres. On peut les voir sur la peau de n’importe quel Léopard. Quelquefois, les doigts glissaient et les marques se brouillaient ; mais les cinq taches y sont toujours, sur tous les Léopards.

— Oh ! qu’il est beau ! dit l’Éthiopien. Maintenant, tu peux t’étendre sur le sol nu et te faire prendre pour un tas de pierraille. Tu peux te vautrer sur les rochers nus et on dirait un bloc de glaise à cailloux. Tu peux t’allonger le long d’une branche feuillue et paraître comme du soleil qui filtre parmi les feuilles ; et tu peux te coucher en plein travers d’un chemin et ressembler à rien du tout. Pense à ça et fais ronron !

— Mais si je suis toutes ces choses, pourquoi ne t’es-tu pas habillé en taches aussi ?

— Oh ! tout noir, c’est mieux pour un Noir, dit l’Éthiopien. Maintenant, en route, et voyons voir à reprendre la partie avec monsieur Un — Deux — Trois. Ousqu’est mon déjeuner ?

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Puis ils s’en allèrent et vécurent heureux ensuite. Pour toujours. Voilà tout.


4. L’Enfant d’Éléphant

Imagine-toi qu’au temps jadis, l’Éléphant n’avait pas de trompe. Il n’avait qu’un nez noiraud, courtaud, gros comme une botte, qu’il pouvait tortiller de droite et de gauche, mais pas ramasser des choses avec.

Or il y avait un Éléphant — un Éléphant tout neuf — un Enfant d’Éléphant — plein d’une insatiable curiosité ; cela veut dire qu’il faisait toujours un tas de questions. Et il demeurait en Afrique, et il remplissait toute l’Afrique de ses insatiables curiosités. Il demanda à sa grande tante l’Autruche pourquoi les plumes de sa queue poussaient comme ça ; et sa grande tante l’Autruche le cogna de sa dure, dure patte. Il demanda à son gros oncle l’Hippopotame pourquoi il avait les yeux rouges ; et son gros oncle l’Hippopotame le cogna de son gros, gros pied. Il demanda à sa maigre tante la Girafe pourquoi elle avait la peau tachetée, et sa maigre tante la Girafe le cogna de son dur, dur sabot ; et il demanda à son oncle poilu le Babouin pourquoi les melons avaient ce goût-là, et son oncle poilu le Babouin le cogna du revers de sa main poilue. Il posait des questions à propos de tout ce qu’il voyait, entendait, éprouvait, sentait et touchait, et tous ses oncles et tantes le cognaient ; ce qui ne l’empêchait pas de rester plein d’une insatiable curiosité.

Un beau matin, au milieu de la Précession des Équinoxes, cet insatiable Enfant d’Éléphant fit une belle question qu’il n’avait jamais faite encore. Il demanda :

— Qu’est-ce que le Crocodile mange pour dîner ?

Là-dessus, tout le monde lui dit : « Chut ! » à haute et terrible voix, et on se mit à le cogner sans perdre une minute, ni s’arrêter pendant longtemps.

Un peu plus tard, quand ce fut fini, il tomba sur l’oiseau Kolokolo perché dans un buisson d’épines, et il dit :

— Mon père m’a cogné et ma mère m’a cogné ; tous mes oncles et tantes m’ont cogné de même pour mon insatiable curiosité ; n’empêche que je veux savoir ce que le Crocodile a pour dîner !

Alors l’oiseau Kolokolo dit, avec un cri lamentable :

— Va sur les rives du grand fleuve Limpopo. Il est comme de l’huile, gris-vert et tout bordé d’arbres à fièvre. Cherche là !

Dès le matin suivant, comme il ne restait plus rien des Équinoxes, cet insatiable Enfant d’Éléphant prit cinquante kilos de bananes (de la petite espèce courte et rouge), cinquante kilos de canne à sucre (de la longue espèce violette) et dix-sept melons (de l’espèce verte craquelée), et dit à tous les siens :

— Au revoir ; je vais au grand fleuve Limpopo qui est comme de l’huile, gris-vert et tout bordé d’arbres à fièvre, pour savoir ce que le Crocodile mange pour dîner.

Et tous le cognèrent en chœur une fois de plus pour lui porter chance, bien qu’il les priât le plus poliment du monde de n’en rien faire.

Puis il s’en alla, un peu congestionné, mais pas étonné du tout, tout en mangeant des melons dont il semait l’écorce, parce qu’il ne pouvait pas la ramasser.

Il alla de Graham’s Town à Kimberley, et de Kimberley au pays de Khama, et du pays de Khama il marcha Nord-Nord-Est, mangeant des melons tout le temps, jusqu’à ce que, à la fin, il arrivât aux berges du grand fleuve Limpopo qui est comme de l’huile, gris-vert et tout bordé d’arbres à fièvre, exactement comme avait dit l’oiseau Kolokolo.

Or il te faut savoir et comprendre bien que, jusqu’à cette semaine, ce jour, cette heure et cette minute-là, cet insatiable Enfant d’Éléphant n’avait jamais vu de Crocodile, ni ne savait comment c’était fait. Tout ça, c’était son insatiable curiosité.

La première chose qu’il trouva fut un Serpent-Python-Bicolore, enroulé autour d’un rocher.

— ’Scusez-moi, dit l’Enfant d’Éléphant avec la plus grande politesse ; mais auriez-vous vu rien qui ressemble à un Crocodile dans ces parages circonvoisins ?

— Si j’ai vu un Crocodile ? s’écria le Serpent-Python-Bicolore d’un ton de mépris écrasant. Qu’est-ce que vous allez me demander encore, après cela ?

— ’Scusez-moi, dit l’Enfant d’Éléphant, mais auriez-vous la bonté de me dire ce qu’il mange pour dîner ?

Là-dessus le Serpent-Python-Bicolore se détortilla très vite du rocher et cogna l’Enfant d’Éléphant de son écailleuse et fouettante queue.

— C’est drôle, dit l’Enfant d’Éléphant, car mon père et ma mère, ainsi que mon oncle et ma tante, sans parler de mon autre tante, la Girafe, et de mon autre oncle, le Babouin, m’ont cogné tous pour mon insatiable curiosité — et je pense qu’ici c’est la même chose.

De sorte qu’il prit congé avec la plus grande politesse du Serpent-Python-Bicolore, après l’avoir aidé à se reboudiner autour de son rocher ; puis continua, un peu congestionné, mais pas étonné du tout, mangeant des melons dont il semait l’écorce, parce qu’il ne pouvait pas la ramasser, jusqu’à ce qu’il posât le pied sur ce qu’il prit pour une souche au bord même du grand fleuve Limpopo qui est comme de l’huile, gris-vert et tout bordé d’arbres à fièvre.

Mais c’était bel et bien le Crocodile, et le Crocodile cligna d’un œil — comme ceci !

— ’Scusez-moi, dit l’Enfant d’Éléphant avec la plus grande politesse, mais vous serait-il arrivé de voir un Crocodile dans ces parages circonvoisins ?

Là-dessus, le Crocodile cligna de l’autre œil et souleva à demi sa queue hors de la vase ; et l’Enfant d’Éléphant se recula avec la plus grande politesse, car il n’avait pas envie d’être cogné de nouveau.

— Approche, petit, dit le Crocodile ; pourquoi fais-tu de ces questions-là ?

— ’Scusez-moi, dit l’Enfant d’Éléphant avec la plus grande politesse, mais mon père m’a cogné, ma mère m’a cogné, sans parler de ma grande tante l’Autruche, de mon gros oncle l’Hippopotame, de ma tante la Girafe qui rue si fort, ni de mon oncle poilu le Babouin, sans oublier le Serpent-Python-Bicolore, à l’écailleuse et fouettante queue, là-bas au tournant de la berge, qui cogne plus fort que tout le monde ; c’est pourquoi, si cela ne vous faisait rien, j’aimerais mieux ne plus être cogné pour aujourd’hui.

— Approche, petit, dit le Crocodile, car le Crocodile, c’est moi.

Et il versa des larmes de Crocodile pour montrer qu’il disait vrai.

Alors l’Enfant d’Éléphant en eut l’haleine coupée et, tout soufflant, s’agenouilla sur la berge et dit :

— Vous êtes la personne même que je cherche depuis de si longs jours. Voudriez-vous, s’il vous plaît, me dire ce que vous mangez pour dîner ?

— Approche, petit, dit le Crocodile, et je vais te le dire à l’oreille.

Alors l’Enfant d’Éléphant approcha sa tête tout près de la gueule dentue et musquée du Crocodile, et le Crocodile le happa par son petit nez, lequel, jusqu’à cette semaine, ce jour, cette heure et cette minute-là, n’était pas plus grand qu’une botte.

— Je crois, dit le Crocodile — et il dit cela entre ses dents — je crois qu’aujourd’hui je commencerai par de l’Enfant d’Éléphant.

À ces mots, l’Enfant d’Éléphant se sentit fort ennuyé, et il dit, en parlant du nez comme ceci :

— Laissez-boi aller ! Fous be faides bal !

Alors le Serpent-Python-Bicolore descendit la berge dare-dare et dit :

— Mon jeune ami, si vous ne tirez pas dès maintenant sur-le-champ, aussi fort que vous pouvez, j’ai grand’peur que ce vieil ulster de cuir à grands carreaux vous précipite en ce courant limpide, en moins de temps qu’il n’en faut pour dire « Ouf ! ».

Alors l’Enfant d’Éléphant s’assit sur ses petites hanches et tira, tira, tira encore, tant et si bien que son nez commença de s’allonger. Et le Crocodile s’aplatit dans l’eau qu’à grands coups de queue il fouettait comme de la crème, et lui aussi tira, tira, tira.

Et le nez de l’Enfant d’Éléphant continuait à s’allonger et l’Enfant d’Éléphant se cala sur toutes ses quatre petites pattes et tira, tira, tira encore, et son nez continuait toujours à s’allonger ; et le Crocodile godilla de la queue comme d’un aviron, et lui aussi tira, tira, tira encore, et, à chaque effort, le nez de l’Enfant d’Éléphant s’allongeait de plus en plus — et cela lui faisait grand mal !

Puis l’Enfant d’Éléphant sentit ses pieds glisser et il dit, en parlant du nez, ce nez qui avait maintenant près de cinq pieds de long :

— C’est drop. Je n’y diens blus !

Alors le Serpent-Python-Bicolore descendit sur la berge et se noua en deux demi-clefs autour des jambes de derrière de l’Enfant d’Éléphant, et dit :

— Voyageur téméraire et dépourvu d’expérience, nous allons maintenant donner pour de bon un peu de haute pression, parce que, autrement, j’ai dans l’idée que ce cuirassé à hélice et pont blindé que voilà va compromettre irréparablement votre brillant avenir.

Alors il tira, et l’Enfant d’Éléphant tira, et le Crocodile tira ; mais l’Enfant d’Éléphant et le Serpent-Python-Bicolore tirèrent le plus fort ; et, à la fin, le Crocodile lâcha le nez de l’Enfant d’Éléphant avec un plop qu’on entendit du haut en bas du fleuve.

Alors l’Enfant d’Éléphant s’assit raide et dur ; mais il commença par dire « Merci » au Serpent-Python-Bicolore ; et fut gentil ensuite pour son pauvre nez qu’il enveloppa tout du long d’une compresse de feuilles de bananier fraîches et laissa pendre au frais dans le grand fleuve Limpopo qui est comme de l’huile et gris-vert.

— Pourquoi faites-vous ça ? dit le Serpent-Python-Bicolore.

— ’Scusez-moi, dit l’Enfant d’Éléphant, mais mon nez est vilainement déformé et j’attends qu’il reprenne son galbe.

— Alors tu attendras longtemps, dit le Serpent-Python-Bicolore. Il y a des gens qui ne connaissent pas leur bonheur.

L’Enfant d’Éléphant resta là trois jours assis, attendant que son nez diminue. Mais ce nez ne diminuait pas et même il le faisait loucher. Car, tu as saisi et compris que le Crocodile, à force de tirer, en avait fait bel et bien une trompe, telle que tous les Éléphants portent aujourd’hui.

Vers la fin du troisième jour, une mouche vint, qui le piqua sur l’épaule ; et avant de savoir ce qu’il faisait il leva sa trompe et tua cette mouche.

— Avantage numéro UN, dit le Serpent-Python-Bicolore. Tu n’aurais jamais pu faire ça avec un simple petit tronçon de nez. Essaye de manger un peu, maintenant.

Avant de se rendre compte de ce qu’il faisait, l’Enfant d’Éléphant étendit sa trompe et arracha un gros paquet d’herbe, en épousseta les racines contre ses jambes de devant, et se le tassa dans la bouche.

— Avantage numéro DEUX ! dit le Serpent-Python-Bicolore. Tu n’aurais jamais pu faire ça avec un simple petit tronçon de nez. Ne trouves-tu pas que le soleil tape dur ici ?

— C’est vrai, dit l’Enfant d’Éléphant.

Et, avant de se rendre compte de ce qu’il faisait, il cueillit une motte de vase sur la berge du grand fleuve Limpopo et se l’appliqua sur la tête, où ça lui fit une belle casquette fraîche qui lui dégoulinait derrière les Oreilles.

— Avantage numéro TROIS ! dit le Serpent-Python-Bicolore. Tu n’aurais jamais pu faire cela avec un simple petit tronçon de nez. Maintenant, si on te cognait, qu’est-ce que tu dirais ?

— ’Scusez-moi, dit l’Enfant d’Éléphant, mais cela ne me plairait pas du tout.

— Qu’est-ce que ça te dirait de cogner quelqu’un ? dit le Serpent-Python-Bicolore.

— Ma foi, cela me plairait assez, dit l’Enfant d’Éléphant.

— Eh bien, dit le Serpent-Python-Bicolore, tu trouveras ce nouveau nez que tu as là fort utile pour cogner les gens.

— Merci ! dit l’Enfant d’Éléphant. Je m’en souviendrai ; et maintenant, je crois que je vais rentrer à la maison rejoindre mon excellente famille et tâcher voir.

C’est ainsi que l’Enfant d’Éléphant retourna chez lui à travers l’Afrique, en jouant et folâtrant avec sa trompe. Quand il voulait manger des fruits, il les cueillait à l’arbre, au lieu d’attendre qu’il tombent, comme il faisait auparavant. Quand il voulait de l’herbe, il l’arrachait du sol, au lieu de se traîner sur les genoux comme il faisait auparavant. Quand les mouches le piquaient, il cassait une branche d’arbre et s’en servait en guise de chasse-mouches ; et il se collait une casquette de boue neuve, fraîche et dégoulinante, lorsque le soleil tapait. Quand il s’ennuyait de marcher seul à travers l’Afrique, il se chantait des airs dans sa trompe et ça faisait du bruit comme plusieurs fanfares. Il s’écarta de sa route afin de trouver un hippopotame (ce n’était pas un parent) et le cogna de toute sa force pour s’assurer que le Serpent-Python-Bicolore avait dit vrai en parlant de sa nouvelle trompe.

Par un soir tout noir, il rejoignit son excellente famille et, sa trompe roulée, il dit :

— Comment vous portez-vous ?

Ils furent très contents de le revoir, et immédiatement répondirent :

— Viens ici qu’on te cogne pour ton insatiable curiosité.

— Peuh ! dit l’Enfant d’Éléphant. Je crois, mes braves gens, que vous n’y connaissez rien pour la chose de cogner ; quant à moi, c’est différent. Vous allez voir.

Alors il déroula sa trompe et jeta deux de ses parents cul par-dessus tête.

— Oh ! sac à bananes ! dirent-ils, où as-tu appris ce coup-là, et qu’est-ce qui est arrivé à ton nez ?

— Le Crocodile, qui demeure sur les berges du grand fleuve Limpopo, lequel est comme de l’huile et gris-vert, m’en a fait cadeau d’un neuf, dit l’Enfant d’Éléphant. Je lui ai demandé ce qu’il avait pour dîner, et il m’a donné ça comme souvenir.

— C’est vilain, dit son oncle poilu le Babouin.

— Peut-être, dit l’Enfant d’Éléphant, mais pourtant c’est commode.

Et, saisissant son oncle poilu le Babouin par une jambe, il le déposa dans un nid d’abeilles.

Alors ce méchant Enfant d’Éléphant se mit à cogner toute son excellente famille tant et plus, au point qu’ils finirent par avoir très chaud et à se sentir fort étonnés.

Il arracha à sa grande tante l’Autruche les plumes de sa queue ; il prit son autre tante la Girafe par une jambe de derrière et la traîna par un buisson d’épines ; il fit des peurs à son oncle l’Hippopotame en lui soufflant des bulles dans l’oreille, pendant qu’il faisait la sieste dans l’eau ; mais il ne laissa personne toucher à l’oiseau Kolokolo.

À la fin, cela chauffa tellement que toute sa chère famille partit à la queue leu leu vers les berges du grand fleuve Limpopo qui est comme de l’huile, gris-vert et tout bordé d’arbres à fièvre, pour faire au Crocodile l’emprunt de nouveaux nez. Quand ils revinrent, personne ne cogna plus personne ; et c’est depuis ce jour-là que tous les éléphants que tu verras, sans parler de tous ceux que tu ne verras pas, ont des trompes exactement semblables à la trompe de l’insatiable Enfant d’Éléphant.