LES AVENTURES DE PINOCCHIO - tapuscrit (démo)

Sommaire
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1. Comment Maître Cerise, le menuisier, trouva un morceau de bois qui pleurait et riait comme un enfant.

Il était une fois...

– Un roi ! – vont dire mes petits lecteurs.

Eh bien non, les enfants, vous vous trompez. Il était une fois... un morceau de bois.

Ce n’était pas du bois précieux, mais une simple bûche, de celles qu’en hiver on jette dans les poêles et dans les cheminées.

Je ne pourrais pas expliquer comment, mais le fait est qu’un beau jour ce bout de bois se retrouva dans l’atelier d’un vieux menuisier, lequel avait pour nom Antonio bien que tout le monde l’appelât Maître Cerise à cause de la pointe de son nez qui était toujours brillante et rouge foncé, comme une cerise mûre.

Apercevant ce morceau de bois, Maître Cerise devint tout joyeux et, se frottant les mains, marmonna :

– Ce rondin est arrivé à point : je vais m’en servir pour fabriquer un pied de table.

Sitôt dit, sitôt fait : pour enlever l’écorce et le dégrossir, il empoigna sa hache bien aiguisée. Mais comme il allait donner le premier coup, son bras resta suspendu en l’air car il venait d’entendre une toute petite voix qui le suppliait :

– Ne frappe pas si fort !

Imaginez la tête de ce brave Maître Cerise !

Ses yeux égarés firent le tour de la pièce pour comprendre d’où pouvait bien venir cette voix fluette, mais il ne vit personne. Il regarda sous l’établi : personne ! Il ouvrit une armoire habituellement fermée mais, là non plus, il n’y avait personne. Il inspecta la corbeille remplie de copeaux et de sciure : rien ! Il poussa même la porte de son atelier et jeta un coup d’œil sur la route. Pas âme qui vive ! Mais alors ?

– J’ai compris – dit–il en riant et en grattant sa perruque – cette voix, je l’ai imaginée. Remettons–nous au travail.

Empoignant de nouveau sa hache, il en asséna un formidable coup au morceau de bois.

– Aïe ! Tu m’as fait mal ! – se lamenta la même petite voix.

Cette fois, Maître Cerise en fut baba. Il resta bouche bée, la langue pendante, les yeux exorbités, comme la figurine de pierre d’une fontaine.

Mais d’où peut bien sortir cette voix qui fait « aïe » ? Pourtant il n’y a personne ici. Ou alors ce morceau de bois aurait appris à pleurer et à se lamenter comme un enfant ? C’est impossible. Le bout de bois que voici, c’est du bois à brûler, une bûche comme une autre, juste bonne à mettre dans le feu pour faire cuire une casserole de haricots. À moins que quelqu’un ne soit caché là–dedans ? S’il y a quelqu’un, on va bien voir ! Tant pis pour lui.

Il saisit à deux mains le pauvre morceau de bois et se mit à le cogner sans pitié contre les murs de la pièce.

Puis il tendit l’oreille pour entendre les lamentations de la petite voix. Il attendit deux minutes, mais rien ne se manifesta. Il attendit cinq minutes, dix minutes : toujours rien !

– J’ai compris – dit–il en s’efforçant de rire et en se grattant la perruque – voilà la preuve que cette voix qui fait « aïe » sort tout droit de mon imagination ! Remettons–nous au travail.

Et parce qu’il avait eu très peur, il s’essaya à chantonner pour se donner un peu de courage.

Posant sa hache, il prit le rabot pour rendre bien lisse et propre le bois mais, alors qu’il rabotait, il entendit un petit rire :

– Arrête ! Tu me fais des chatouilles sur tout le corps !

Cette fois, le malheureux Maître Cerise s’effondra, comme foudroyé. Quand il rouvrit les yeux, il était assis à même le sol.

Son visage était décomposé. Une terrible peur avait changé jusqu’à la couleur de son nez qui, de rouge, avait viré au bleu foncé.


2. Maître Cerise offre le morceau de bois à son ami Geppetto qui le prend pour se fabriquer une marionnette extraordinaire capable de danser, de tirer l’épée et de faire des sauts périlleux.

C’est alors qu’on frappa à la porte.

– Entrez – dit le menuisier, sans avoir la force de se relever.

Un petit vieux tout guilleret entra dans l’atelier. Il avait pour nom Geppetto mais les enfants du voisinage, quand ils voulaient le mettre hors de lui, l’appelaient Polenta au motif que sa perruque jaune ressemblait fort à une galette de farine de maïs.

Geppetto était très susceptible. Gare à qui lui donnait de la Polenta ! Il devenait une vraie bête et il n’y avait plus moyen de le tenir.

– Bonjour, Maître Antonio – dit Geppetto – Qu’est–ce que vous faites assis par terre ?

– J’apprends le calcul aux fourmis.

– Grand bien vous fasse !

– Qu’est–ce qui vous amène chez moi, compère Geppetto ?

– Mes jambes ! Maître Antonio, je suis venu vous demander une faveur.

– Me voici, prêt à vous rendre service – répondit le menuisier en se relevant.

– Ce matin, il m’est venu une idée.

– Voyons cela.

– J’ai pensé que je pourrais faire une belle marionnette en bois, mais une marionnette extraordinaire capable de danser, de tirer l’épée et de faire des sauts périlleux. Avec elle, je pourrai parcourir le monde en dénichant ici ou là un quignon de pain et un verre de vin. Qu’en dites–vous ?

– Bravo Polenta ! cria la petite voix, celle qui sortait on ne sait d’où.

À s’entendre appelé ainsi, Geppetto devint rouge comme une pivoine et, fou de rage, se tourna vers le menuisier :

– Pourquoi m’offensez–vous ?

– Qui donc vous a offensé ?

– Vous m’avez appelé Polenta !...

– Mais ce n’est pas moi.

– Ben voyons ! Ce serait moi, par hasard ! Moi, je dis que c’est vous.

– Non !

– Si !

– Non !

– Si !

S’échauffant de plus en plus, ils passèrent des paroles aux actes. Ils s’agrippèrent, se chiffonnèrent, se griffèrent et se mordirent.

Le combat fini, Maître Antonio avait dans les mains la moumoute de Geppetto et Geppetto se rendit compte qu’il avait entre ses dents la perruque grise du menuisier.

– Donne–moi ma perruque ! – cria Maître Antonio

– Et toi, rends–moi la mienne et faisons la paix.

Chacun ayant repris sa perruque, les deux petits vieux se serrèrent la main et jurèrent de rester bons amis pour la vie entière.

– Donc, compère Geppetto – dit le menuisier pour sceller la paix retrouvée – que puis–je faire pour vous être agréable ?

– Il me faudrait du bois pour fabriquer ma marionnette.

Tout content, le menuisier fila prendre sur l’établi le bout de bois qui lui avait fait si peur. Mais comme il s’apprêtait à le remettre à son ami, le bout de bois se dégagea d’une violente secousse, lui échappa des mains et alla frapper durement les tibias du pauvre Geppetto.

– Eh bien, Maître Antonio, voilà une jolie manière de faire des cadeaux ! Vous m’avez quasiment estropié !

– Mais je vous jure que ce n’est pas moi !

– Alors, c’est moi !

– C’est la faute de ce bout de bois !

– Je vois bien que c’est du bois, mais c’est vous qui me l’avez envoyé dans les jambes !

– Moi, je n’ai rien envoyé !

– Menteur !

– Geppetto, ne m’offensez pas, sinon je vous appelle Polenta !

– Espèce d’âne !

– Polenta !

– Imbécile !

– Polenta !

– Macaque !

– Polenta !

Trois fois Polenta, c’était une de trop. Geppetto se jeta sur le menuisier et ils s’étripèrent de nouveau.

La bataille terminée, Maître Antonio se retrouva avec deux griffures de plus sur le nez, l’autre avec deux boutons de moins à sa vareuse. Leurs comptes réglés, ils se serrèrent la main et jurèrent de rester bons amis la vie entière.

Sur ce, Geppetto prit le fameux morceau de bois et, après avoir remercié le menuisier, rentra chez lui en boitillant.


3. De retour chez lui, Geppetto se met tout de suite à fabriquer sa marionnette et lui donne le nom de Pinocchio. Premières espiègleries de la marionnette.

La maison de Geppetto se réduisait à une petite pièce en rez–de–chaussée qu’éclairait une soupente. Le mobilier était des plus rudimentaires : un siège bancal, un mauvais lit et une table complètement délabrée. Au fond de la pièce brûlait un feu dans une petite cheminée. Mais ce feu était peint sur le mur, en trompe–l’œil. Une casserole, peinte elle aussi, bouillait joyeusement près du feu envoyant un nuage de vapeur qui semblait être de la vraie vapeur.

Arrivé chez lui, Geppetto prit sans attendre ses outils et se mit à tailler le morceau de bois afin de confectionner sa marionnette.

– Quel nom lui donner ? – se demanda–t–il – Je l’appellerais bien Pinocchio. Ce nom lui portera bonheur. J’ai connu une famille entière de Pinocchio. Le père, la mère, les enfants, tous se la coulaient douce. Et le plus aisé d’entre eux se contentait de mendier.

Ayant trouvé le nom de sa marionnette, il se mit à travailler sérieusement. Il commença par sculpter la chevelure, puis le front et les yeux.

Les yeux terminés, imaginez son étonnement quand il s’aperçut qu’ils bougeaient et le regardaient avec impudence.

Ces deux yeux qui le fixaient énervèrent Geppetto. Il dit d’un ton irrité :

– Gros yeux du bois, pourquoi me regardez–vous ainsi ?

Pas de réponse.

Alors il fit le nez, mais le nez à peine fini commença à grandir. Il grandit, grandit, grandit tellement qu’il devint, en quelques minutes, un nez d’une longueur incroyable.

Le pauvre Geppetto avait beau s’éreinter à le retailler, plus il le retaillait pour le raccourcir, plus ce nez impertinent s’allongeait

Après le nez, il sculpta la bouche.

Mais la bouche n’était même pas terminée qu’elle commença à rire et à se moquer de lui.

– Arrête de rire ! – dit Geppetto, vexé. Mais ce fut comme s’il parlait à un mur.

– Arrête, je te répète ! – hurla–t–il d’une voix menaçante.

Alors la bouche cessa de rire mais lui tira la langue.

Geppetto, pour ne pas rater son ouvrage, fit semblant de ne rien voir et continua à travailler.

Après la bouche, ce fut au tour du menton puis du cou, du ventre, des bras et des mains.

Les mains achevées, Geppetto sentit qu’on lui enlevait sa perruque. Il leva la tête et que vit–il ? Sa perruque jaune dans les mains de la marionnette !

– Pinocchio !... Rends–moi tout de suite ma perruque !

Mais au lieu de la lui rendre, Pinocchio la mit sur sa tête. La perruque lui mangeait la moitié du visage.

Ces manières insolentes avaient rendu triste Geppetto, comme jamais il ne l’avait été de toute sa vie. Il se tourna vers Pinocchio et lui dit :

– Bougre de gamin ! Tu n’es même pas fini que tu manques déjà de respect à ton père ! C’est mal, mon garçon, c’est mal !

Et il sécha une larme.

Restaient cependant à fabriquer les jambes et les pieds.

Quand Geppetto eut fini, il reçut un coup de pied en plein sur le nez.

– C’est de ma faute – se dit–il alors. J’aurais dû y penser avant. Maintenant c’est trop tard.

Après quoi, il empoigna la marionnette sous les bras et la posa sur le sol de la pièce pour la faire marcher.

Mais Pinocchio avait les jambes raides et ne savait pas encore s’en servir. Geppetto le prit alors par la main et lui apprit à mettre un pied devant l’autre.

Une fois ses jambes dégourdies, Pinocchio commença à marcher tout seul puis il se mit à courir à travers la pièce. Finalement, il passa la porte de la maison, sauta dans la rue et s’enfuit.

Et le pauvre Geppetto de courir derrière lui sans pouvoir le rattraper parce que ce polisson de Pinocchio filait en bondissant comme un lièvre. Ses pieds de bois frappaient le pavé de la rue en faisant autant de tapage que vingt paires de sabots.

Arrêtez–le ! Arrêtez–le ! criait Geppetto, mais les gens, dans la rue, voyant cette marionnette en bois cavalant comme un cheval arabe, étaient enchantés de la regarder et ils riaient, riaient, vous ne pouvez pas savoir comme ils riaient.

Survint heureusement un carabinier qui, entendant tout ce vacarme et croyant qu’il s’agissait d’un poulain qui avait échappé à son maître, se campa courageusement au milieu de la rue, jambes écartées, avec la ferme résolution de l’arrêter et d’empêcher ainsi de plus graves désordres.

Quand Pinocchio se rendit compte que le carabinier barrait la rue, il tenta de le tromper en lui passant entre les jambes mais sa tentative échoua.

Sans bouger d’un pouce, le policier l’attrapa carrément par le nez (c’était un nez tellement démesuré qu’il paraissait n’exister que pour être attrapé par les carabiniers) et le rendit à Geppetto qui, en punition, décida de lui tirer les oreilles. Mais imaginez sa tête quand, cherchant les oreilles, il ne les trouva pas. Et savez–vous pourquoi ? Parce que, dans sa précipitation, il avait tout simplement oublié de les faire.

Il le saisit donc par la nuque et, tout en le ramenant à la maison, lui secouait la tête et le menaçait :

– On rentre. Et quand on sera rentrés, on règlera nos comptes !

A ces mots, Pinocchio se jeta par terre et ne voulut plus marcher. Immédiatement, curieux et badauds se rapprochèrent et commencèrent à former un cercle autour d’eux.

Chacun donnait son avis. Certains disaient :

– Pauvre marionnette, elle a raison de ne pas vouloir rentrer. Qui sait si elle ne serait pas battue par ce diable de Geppetto !

Et les autres, malicieusement, en rajoutaient :

– Ce Geppetto semble un brave homme ! Mais, en vérité, c’est un vrai tyran avec les enfants ! Si on lui laisse cette marionnette, il est capable de la mettre en pièces !

Ils firent et dirent tant et si bien que le carabinier libéra Pinocchio et conduisit en prison le pauvre Geppetto. Incapable de trouver les mots pour se défendre, il pleurait comme un veau et, tout au long du chemin, murmurait en sanglotant :

– Sale gamin ! Et dire que je me suis donné toute cette peine pour fabriquer une marionnette bien comme il faut ! Tout reste à faire! J’aurais dû y penser plus tôt !

Ce qui arriva ensuite est une incroyable histoire. C’est cette histoire que je vais vous raconter maintenant.


4. L’histoire de Pinocchio et du Grillon-qui-parle. Où l’on voit que les méchants garçons ne supportent pas d’être contrariés par qui en sait plus qu’eux.

Voilà donc la suite, les enfants. Alors que le pauvre Geppetto était conduit sans raison en prison, ce polisson de Pinocchio, sorti des griffes du carabinier, descendit à toutes jambes à travers champs pour rentrer plus vite à la maison. Dans sa course folle, il gravissait les plus hauts talus, sautait par dessus des haies de ronces et franchissait des fossés pleins d’eau, exactement comme un chevreau ou un jeune lièvre poursuivi par des chasseurs. Arrivé devant la maison, il trouva la porte fermée. Il lui donna une bourrade, entra, tira tous les verrous et s’affala par terre en poussant un grand soupir de satisfaction.

Mais la satisfaction dura peu car il entendit, quelque part dans la pièce, quelqu’un qui faisait :

– Cri–cri–cri !

– Qui donc m’appelle ? – demanda Pinocchio, apeuré.

– C’est moi !

Il se retourna et vit un énorme Grillon qui grimpait lentement sur le mur.

– Dis–moi, Grillon, qui es–tu ?

– Je suis le Grillon–qui–parle, et je vis dans cette pièce depuis plus de cent ans.

– Ouais, mais maintenant c’est ma maison à moi – dit la marionnette – et si tu veux vraiment me faire plaisir, va–t–en tout de suite et ne reviens pas.

– Je ne partirai d’ici – répondit le Grillon – qu’après t’avoir dit une vérité essentielle.

– Bon, alors grouille–toi de me la dire.

– Malheur aux enfants qui se révoltent contre leurs parents et abandonnent par caprice la maison paternelle ! Jamais ils ne trouveront le bien en ce monde et, tôt ou tard, ils s’en repentiront amèrement.

– Cause toujours, mon Grillon, tant qu’il te plaira : moi je sais que demain, à l’aube, je partirai d’ici car si je reste, il m’arrivera ce qui arrive à tous les enfants. C’est à dire qu’ils m’enverront à l’école et, que cela me plaise ou non, on m’obligera à étudier. Or moi, je te le dis en confidence, étudier ne me va pas du tout. Cela m’amuse beaucoup plus de courir derrière les papillons et de grimper dans les arbres pour dénicher les oiseaux.

– Pauvre petit sot ! Tu ne sais donc pas qu’en agissant ainsi tu deviendras le plus beau des ânes et que tout le monde se paiera ta tête ?

– Oh ! La barbe Grillon de malheur ! – cria Pinocchio.

Mais le Grillon, qui était patient et philosophe, au lieu de prendre mal cette impertinence, continua sur le même ton :

– S’il ne te plait pas d’aller à l’école, tu pourrais au moins apprendre un métier, de façon à pouvoir gagner ta vie honnêtement.

– Tu veux que je te dise ? – répliqua Pinocchio, qui commençait à s’énerver – Parmi tous les métiers du monde, un seul me conviendrait parfaitement.

– Et ce métier serait ?...

– Celui qui consiste à manger, boire, dormir, m’amuser et me balader du matin au soir.

– Pour ta gouverne – lui répondit le Grillon–qui–parle avec son calme habituel – je te signale que ceux qui pratiquèrent un tel métier ont tous fini leurs jours à l’hospice ou en prison.

– Cela suffit, Grillon de malheur !... Si la colère me prend, gare à toi !

– Pauvre Pinocchio ! Tu me fais pitié !...

– Et pourquoi, Grillon ?

– Parce que tu es une marionnette et, ce qui est terrible, que tu as donc la tête dure comme du bois.

Rendu absolument furieux par ces dernières paroles, Pinocchio se leva d’un bond, s’empara d’un marteau sur l’établi et le lança à toute volée vers le Grillon–qui–parle. Peut–être crut–il qu’il ne le toucherait même pas. Malheureusement, il le frappa en plein sur la tête, si bien que le pauvre Grillon, après avoir fait une dernière fois cri–cri–cri, resta collé au mur, raide mort.


5. Pinocchio a faim et cherche un oeuf pour faire une omelette. Mais au moment de la manger, l’omelette s’envole par la fenêtre.

La nuit commençait à tomber. Pinocchio ressentit un petit creux à l’estomac et se rappela qu’il n’avait rien mangé.

Ce petit creux, chez les enfants, grandit rapidement. En peu de minutes, il se transforme en véritable faim et cette faim, subrepticement, devient faim de loup, une faim colossale.

Le pauvre Pinocchio commença par se ruer vers la cheminée où fumait une casserole et voulut enlever le couvercle pour voir ce qui cuisait. Mais cette casserole n’étant qu’une peinture murale, imaginez sa stupeur ! Son nez, déjà long, s’allongea encore plus, d’au moins quatre doigts.

Alors il se mit à courir comme un fou dans toute la pièce, fouillant dans toutes les boites, inspectant les placards à la recherche d’un peu de pain sec, d’un croûton quelconque, d’un os pour chien, d’un restant de polenta moisie, d’une arête de poisson ou d’un noyau de cerise, bref de n’importe quoi à se mettre sous la dent, mais il ne trouva rien, absolument rien, rien de rien.

Or la faim grandissait et grandissait toujours. Cette faim provoquait en lui l’envie de bailler et ces bâillements étaient si conséquents que sa bouche s’étirait jusqu’aux oreilles. Il baillait, crachotait et sentait que son estomac lui descendait sur les talons.

Désespéré, il se mit à pleurer :

– Le Grillon–qui–parle avait raison. Je n’aurais pas dû me révolter contre mon papa ni me sauver de la maison. Si papa était là, je n’en serais pas réduit à bailler à en mourir ! Oh ! Quelle sale maladie que d’avoir faim !

Mais voilà qu’il lui sembla voir, dans un tas de poussière, quelque chose de rond et blanc, comme un œuf de poule. Il se jeta dessus d’un seul bond. C’était bien un œuf.

La joie de la marionnette fut indescriptible. Croyant rêver, il tournait et retournait cet œuf dans ses mains, le caressait et l’embrassait tout en disant :

– Et maintenant, comment vais–je le cuire ? En omelette ? À la coque ? Sur le plat, ce ne serait pas plus savoureux ? Oui, et c’est encore le moyen le plus rapide, j’ai trop envie de le manger.

Sitôt dit, sitôt fait : il mit un poêlon sur un brasero aux cendres chaudes et versa, faute d’huile ou de beurre, un peu d’eau. Quand l’eau commença à bouillir, tac !... elle fit éclater la coquille qui laissa s’échapper ce qu’il y avait à l’intérieur.

Or, au lieu du blanc et du jaune de l’œuf, sortit un petit poussin tout content et très poli qui, après une belle révérence, dit :

– Merci mille fois, Monsieur Pinocchio, de m’avoir épargné la fatigue de rompre moi–même ma coquille. Portez–vous bien et bonjour chez vous !

Puis il étendit ses ailes et, passant par la fenêtre restée ouverte, s’envola dans le ciel et disparut à l’horizon.

La pauvre marionnette en resta paralysée, les yeux fixes, la bouche ouverte, la coquille cassée dans la main. Le choc passé, il se mit à pleurer, à crier, à taper des pieds par terre de désespoir et, tout en pleurant, s’exclama :

– Le Grillon–qui–parle avait donc raison ! Si je ne m’étais pas sauvé de la maison et si mon papa était encore ici, je n’en serais pas réduit à mourir de faim ! Oh ! Quelle sale maladie que la faim !

Et, parce que son corps rouspétait plus que jamais et qu’il ne savait quoi faire pour le contenter, il songea à sortir pour une virée dans le voisinage, histoire de trouver quelque personne charitable qui lui ferait l’aumône d’un peu de pain.


6. Pinocchio s’endort les pieds posés sur le brasero et le lendemain matin ils sont entièrement calcinés.

Dehors, c’était proprement infernal. Un terrible orage tonnait avec fracas et la nuit s’éclairait comme si le ciel avait pris feu, un vent glacial tournoyait, sifflant méchamment, soulevant un immense nuage de poussière et faisant gémir tous les arbres de la campagne. Pinocchio avait très peur du tonnerre et des éclairs, mais la faim était encore plus forte que la peur. Alors il poussa la porte et, filant à toute allure, arriva dans le village une petite centaine de bonds plus loin, la langue pendante et le souffle court, comme un chien de chasse.

Tout était dans l’obscurité. Les boutiques étaient fermées, closes les portes et les fenêtres des maisons. Dans la rue, pas un chat. On aurait dit un village de morts.

Accablé par le désespoir et la faim, Pinocchio se pendit à la sonnette d’une maison et carillonna, carillonna tout en se disant :

– Quelqu’un finira bien par se mettre à la fenêtre.

Effectivement, un petit vieux apparut, son bonnet de nuit sur la tête et très énervé :

– Qu’est–ce que vous voulez à cette heure–ci ?

– Peut–être serez–vous assez aimable de me donner un morceau de pain ?

– D’accord, ne bouge pas, je reviens tout de suite – répondit le vieil homme qui croyait avoir à faire à l’un de ces vauriens capables de tout et qui, la nuit, s’amusent à tirer les sonnettes pour le seul plaisir de déranger les gens dormant tranquillement.

Trente secondes plus tard, la fenêtre s’ouvrit de nouveau et le petit vieux cria à Pinocchio :

– Mets–toi bien dessous et tends ton chapeau.

Pinocchio enleva immédiatement son couvre–chef, mais au moment où il le tendait, il reçut une bassine entière d’eau qui l’arrosa de la tête aux pieds comme s’il était un géranium desséché.

Revenu à la maison trempé jusqu’aux os, au comble de la fatigue et de la faim, n’ayant même plus force de rester debout, il s’affala sur une chaise et posa ses pieds humides sur le brasero aux braises rouges.

Il s’endormit ainsi et, pendant qu’il dormait, ses pieds, qui étaient en bois, brûlèrent petit à petit jusqu’à être réduits en cendre.

Malgré tout, Pinocchio continuait à dormir et à ronfler comme si ses pieds étaient ceux d’un autre. Il ne se réveilla qu’à l’aube parce que quelqu’un avait frappé à la porte.

– Qui est–ce ? – questionna–t–il en baillant et en se frottant les yeux.

– C’est moi – répondit une voix.

Cette voix était celle de Geppetto.


7. Revenu chez lui, Geppetto va refaire les pieds de la marionnette et lui donner son propre repas.

Le pauvre Pinocchio, qui était encore ensommeillé, ne s’était pas rendu compte que ses pieds étaient brûlés. Quand il entendit la voix de son père, il sauta de son tabouret pour lui ouvrir mais, après avoir titubé deux ou trois fois, il tomba de tout son long sur le sol.

Et, en tombant, il fit autant de vacarme qu’une batterie de cuisine dégringolant du cinquième étage.

– Ouvre–moi ! – lui criait Geppetto de la rue.

– Mais, mon papa, je ne peux pas – lui répondait la marionnette en pleurant et en se roulant par terre.

– Pourquoi ne peux–tu pas ?

– On m’a mangé les pieds.

– Et qui donc te les a mangés ?

Pinocchio regardait le chat qui s’amusait à pousser des copeaux avec ses pattes :

– C’est le chat – inventa–t–il

– Ouvre–moi, je te dis ! Sinon, je vais t’en donner du chat, mais ce sera du chat à neuf queues !

– Je vous supplie de me croire : je ne peux pas me tenir debout. Oh ! Pauvre de moi ! Je devrai, toute ma vie, me traîner sur les genoux !...

Geppetto était persuadé que toutes ces pleurnicheries étaient encore une espièglerie de la marionnette. Pour en finir, il s’accrocha au mur et rentra dans la maison par la fenêtre.

Au début, il voulut mettre les choses au point mais quand il vit son Pinocchio par terre et qu’il n’avait plus de pieds, il fut immédiatement attendri. Le prenant par le cou, il l’embrassa et lui fit mille caresses. Des larmes lui coulaient sur les joues. Tout en sanglotant, il lui dit :

– Mon Pinocchio à moi ! Comment as–tu fait pour te brûler les pieds ?

– J’en sais rien, papa, mais c’était une nuit d’enfer dont je me souviendrai toujours. Il tonnait, il y avait des éclairs partout et moi j’avais très faim, alors le Grillon–qui–parle m’a dit : « Tu as été méchant et c’est tout ce que tu mérites » et moi je lui ai répondu : « Ça suffit, Grillon !... ». Mais il a ajouté : « Tu n’es qu’une marionnette qui a la tête aussi dure que du bois ». Alors, moi, je lui ai envoyé un marteau à la figure. Il est mort mais c’est de sa faute, moi je ne voulais pas le tuer. Après, j’ai mis une poêle sur le brasero allumé, le poussin est sorti et m’a dit : « Adieu... et bonjour chez vous ». Comme j’avais de plus en plus faim, le petit vieux en bonnet de nuit m’a ordonné de me mettre sous sa fenêtre et de tendre mon chapeau. C’est comme cela que j’ai reçu une bassine d’eau parce que je demandais un peu de pain. Est–ce honteux de demander du pain ? Bon, après je suis revenu à la maison, toujours affamé, j’ai posé mes pieds sur le brasero pour les sécher, puis vous êtes arrivé et je me suis aperçu que mes pieds étaient brûlés. Maintenant, la faim, je l’ai toujours mais les pieds, je n’en ai plus ! Hi !... Hi !... Hi !...

Et Pinocchio de recommencer à pleurer et à brailler si fort qu’on pouvait l’entendre à cinq kilomètres à la ronde.

Geppetto, du long discours embrouillé de sa marionnette n’avait retenu que le fait qu’elle mourait de faim et il tira de sa poche trois poires qu’il lui tendit :

– Ces poires devaient être mon déjeuner mais je te les donne volontiers. Mange–les et fais–en le meilleur profit.

– Si vous voulez que je les mange, faites–moi donc le plaisir de les éplucher.

– Les éplucher ? – s’étonna Geppetto – Je ne savais pas, mon garçon, que tu étais si délicat. Tu fais la fine bouche. C’est mal ! Dès le plus jeune âge, en ce bas monde, il faut s’habituer à manger de tout. On ne sait jamais ce qui peut arriver, car tout est possible.

– Vous parlez d’or – répliqua Pinocchio, – mais moi je ne mangerai jamais un fruit qui n’est pas épluché. Je ne peux pas souffrir les peaux.

Alors le brave Geppetto, sortant un petit couteau et s’armant de patience, pela les trois poires en prenant soin de laisser les épluchures sur un coin de la table.

Quand Pinocchio, en deux bouchées, eut mangé la première poire, il fit le geste de jeter le trognon.

Geppetto lui arrêta le bras :

– Ne le jette pas : tout peut être utile en ce bas monde.

– Bah ! Le trognon, c’est sûr que je ne le mangerai pas ! – hurla la marionnette, menaçante comme une vipère.

– Qui sait ? Tout est possible !... répéta Geppetto calmement.

Les trois trognons, au lieu de passer par la fenêtre, rejoignirent donc les épluchures sur la table.

Ayant mangé ou plutôt dévoré les trois poires, Pinocchio se remit à bailler et dit en pleurnichant :

– J’ai encore faim !

– Mais, mon garçon, je n’ai plus rien à te donner.

– C’est vrai ? Il n’y a plus rien ?

– Plus rien que ces épluchures et ces trognons de poire.

– Tant pis ! – dit Pinocchio, – s’il n’y a rien d’autre, je mangerais bien une épluchure.

Et il commença à mastiquer. Au début, il prit une mine dégoûtée, mais il engloutit toutes les épluchures l’une après l’autre, puis les trognons. Quand il eut fini, il battit des mains de contentement. Il jubilait :

– Maintenant, je me sens bien !

– Tu vois donc – lui fit remarquer Geppetto, – que j’avais raison quand je te disais qu’il ne fallait pas être si délicat. Mon cher, on ne sait jamais ce qui peut arriver en ce bas monde. Tout est possible !


8. Geppetto taille de nouveaux pieds à Pinocchio et vend son manteau pour lui acheter un abécédaire.

La marionnette, une fois rassasiée, commença à bougonner et à pleurnicher parce qu’elle voulait des pieds neufs.

Mais Geppetto, pour le punir de sa fugue, laissa Pinocchio se désespérer durant une bonne partie de la journée, puis il lui demanda :

– Et pourquoi devrais–je te refaire des pieds si c’est pour te sauver une nouvelle fois ?

– Je vous promets – lui répondit entre deux sanglots la marionnette – que désormais je me conduirai bien.

– C’est ce que disent tous les enfants quand ils veulent quelque chose.

– Je vous promets que j’irai à l’école, que j’étudierai et que je ferai des étincelles...

– Quand les enfants veulent quelque chose, c’est toujours le même refrain.

– Mais je ne suis pas comme les autres enfants ! Je suis le plus gentil et je dis toujours la vérité. Je vous jure, papa, que j’apprendrai un métier et je serai votre bâton de vieillesse.

Geppetto, tout en affichant un air terriblement sévère, avait les yeux pleins de larmes et le cœur gros en voyant dans quel état pitoyable était son Pinocchio. Il se tut, prit ses outils, deux bouts de bois sec et se mit farouchement au travail.

En moins d’une heure, les pieds étaient faits, et bien faits : deux petits pieds rapides et nerveux comme les aurait sculptés un artiste de génie.

Puis il dit à la marionnette :

– Ferme les yeux et dors !

Pinocchio ferma les yeux et fit semblant de dormir. Et pendant qu’il faisait semblant de dormir, Geppetto ramollit de la colle dans une coquille d’œuf et ajusta tellement bien les deux pieds aux jambes de la marionnette que l’on ne remarquait rien à l’endroit où il les avait collés.

Dès que Pinocchio se rendit compte qu’il avait des pieds, il sauta de la table où il était étendu et, fou de joie, commença à faire mille entrechats et cabrioles.

– Pour vous remercier de ce que vous avez fait pour moi – dit–il alors à son père – j’irai tout de suite à l’école.

– Bravo, mon garçon !

– Oui, mais pour y aller, j’ai besoin de vêtements.

Geppetto était pauvre et n’avait pas un centime en poche. Il lui confectionna donc un ensemble en papier à fleurs, des souliers en écorce d’arbre et un bonnet de mie de pain.

Pinocchio courut se mirer dans une bassine pleine d’eau et, très content de lui, revint en se pavanant :

– J’ai l’air d’un vrai monsieur !

– En effet – répliqua Geppetto. Pour être un monsieur, mieux vaut un vêtement propre qu’un vêtement luxueux. Tiens–le–toi pour dit.

– À propos – fit remarquer la marionnette – il me manque tout de même quelque chose d’essentiel pour aller à l’école.

– Quoi donc ?

– Je n’ai pas d’abécédaire.

– Tu as raison, mon garçon. Mais comment fait–on pour s’en procurer ?

– Ben, c’est très facile. On va dans une librairie et on l’achète.

– Et les sous ?

– Moi, je n’en ai pas.

– Et moi non plus.

Le visage du brave Geppetto s’assombrit. Et, bien que Pinocchio fut d’une nature insouciante et joyeuse, lui aussi devint triste. La misère, quand c’est de la vraie misère, tout le monde la voit, même les enfants.

– Attends un peu ! – cria tout à coup Geppetto.

Il se leva, enfila son vieux manteau de futaine tout rapiécé et sortit de la maison en courant.

Il revint vite. Il tenait à la main un abécédaire pour son fiston. En revanche, il n’avait plus de manteau. Le pauvre homme était en bras de chemise et, dehors, il neigeait.

– Et ton manteau, papa ?

– Je l’ai vendu.

– Mais pourquoi ?

– Il me tenait trop chaud.

Pinocchio avait bon cœur. Comprenant à demi–mot, il sauta au cou de Geppetto et lui couvrit le visage de baisers.


9. Pinocchio vend son abécédaire pour aller au théâtre de marionnettes.

La neige ayant cessé de tomber, Pinocchio prit le chemin qui menait à l’école emportant sous son bras, l’abécédaire flambant neuf. Tout en marchant il rêvassait et construisait mille châteaux en Espagne, tous plus beaux les uns que les autres.

Il se disait :

– Aujourd’hui, à l’école, j’apprendrai à lire ; demain, j’apprendrai à écrire ; après–demain, je saurai compter. Avec tout mon savoir, je gagnerai beaucoup d’argent et, dès les premiers sous en poche, j’achèterai à mon papa un beau manteau de drap.

Que dis–je de drap ? Il sera tissé d’or et d’argent avec des brillants en guise de boutons. Le pauvre homme le mérite bien car, en somme, pour m’acheter des livres et me donner de l’instruction, il se retrouve en bras de chemise... avec le froid qu’il fait ! Seuls les papas sont capables de faire de tels sacrifices !...

Alors que, tout ému, Pinocchio se racontait ce genre de choses, il entendit, au loin, le son aigu de fifres et les coups sourds d’une grosse caisse : pfuit–pfuit–pfuit, boum–boum–boum.

Il s’arrêta pour mieux écouter. Il y avait une très longue route qui croisait la sienne et qui conduisait à un petit village construit au bord de la mer. La musique venait de là–bas.

– Qu’est–ce donc que cette musique ? – se demanda Pinocchio – Dommage que je sois obligé d’aller à l’école, sinon...

Il restait là, perplexe. Il lui fallait choisir entre l’école et les fifres.

– Disons qu’aujourd’hui, je pourrais aller écouter les fifres. Dans ce cas, j’irai à l’école demain. Pour aller à l’école, il sera toujours temps – finit–il par conclure en haussant les épaules.

Sitôt dit, sitôt fait. Il s’engagea sur la route transversale et se mit à courir à toutes jambes. Et plus il courait, mieux il entendait les fifres et la grosse caisse : pfuit–pfuit–pfuit, boum–boum–boum.

Il arriva sur une place pleine de gens qui s’agglutinaient autour d’une grande baraque en bois recouverte d’une toile bariolée aux mille couleurs.

– C’est quoi, cette baraque ? – demanda–t–il à un gamin du village.

– Tu n’as qu’à lire la pancarte. C’est écrit dessus.

– Je la lirais bien volontiers mais il se trouve qu’aujourd’hui je ne sais pas lire.

– Pauvre ignorant ! Moi, je vais te la lire. Sache donc que, sur cette pancarte, il est écrit en lettres rouges comme du feu : « GRAND THÉÂTRE DE MARIONNETTES »

– Et il y a longtemps que le spectacle a commencé ?

– Il commence.

– Pour entrer, combien ça coûte ?

– Quatre sous.

Pinocchio, dévoré par la curiosité, perdit toute retenue. Toute honte bue, il demanda au jeune garçon :

– Tu pourrais me prêter quatre sous jusqu’à demain ?

– Je te les donnerais bien volontiers – ricana l’autre – mais il se trouve qu’aujourd’hui je ne peux pas les donner.

– Je te vends mon manteau pour quatre sous – répliqua Pinocchio.

– Que veux–tu que je fasse d’un manteau en papier peint ? S’il se met à pleuvoir, il va se coller à moi et je ne pourrais même plus m’en débarrasser.

– Alors, prends mes chaussures.

– Elles sont tout juste bonnes à allumer le feu.

– Et le bonnet. Tu m’en donnerais combien ?

– Belle acquisition, en vérité ! Un bonnet en mie de pain ! Les souris finiraient par venir me le manger sur la tête !

Pinocchio était sur des charbons ardents. Il avait bien encore une dernière proposition à lui faire, mais il n’osait pas la formuler. Il hésitait, balançait, était à la torture. Puis il se décida :

– Ne pourrais–tu pas me donner quatre sous pour cet abécédaire tout neuf ?

– Écoute. Je suis un enfant et je ne fais pas de commerce avec les autres enfants – lui répondit son jeune interlocuteur qui avait beaucoup plus de jugeote que lui.

– Pour quatre sous, moi je le prends – intervint un chiffonnier qui avait entendu leur conversation.

Le livre fut vendu sur–le–champ. Et dire que, pour avoir acheté ce même abécédaire à son fils chéri, le brave Geppetto, en bras de chemise, grelottait de froid chez lui !


10. Les marionnettes reconnaissent en Pinocchio l’une des leurs et lui font fête. Au moment où l’allégresse est à son comble survient Mangiafoco, le marionnettiste. Pinocchio est promis à une triste fin.

L’entrée de Pinocchio dans le petit théâtre de marionnettes suscita un incident qui provoqua une sorte de révolution.

Il faut savoir que le rideau était levé et que le spectacle avait commencé.

Sur la scène, Arlequin et Polichinelle se querellaient et s’apprêtaient, comme d’habitude, à en venir aux gifles et aux coups de bâton.

Leur prise de bec faisait se plier de rire un public captivé. Les deux marionnettes gesticulaient et s’envoyaient des injures avec tant de naturel qu’elles paraissaient aussi vivantes que vous et moi.

Mais, vivant ou pas, Arlequin s’arrêta soudain de jouer. Faisant face au public, il montra de la main quelqu’un au fond de la salle et se mit à déclamer avec emphase :

– Dieux du ciel ! Est–ce que je rêve ? Pourtant, c’est bien Pinocchio que je vois là–bas !

– C’est vraiment Pinocchio ! – cria Polichinelle à son tour.

– C’est tout à fait lui ! – renchérit madame Rosaura dont la tête passa à travers le décor.

– C’est Pinocchio ! C’est Pinocchio ! – reprirent en chœur toutes les marionnettes surgissant des coulisses.

C’est Pinocchio ! C’est notre frère à tous ! Vive Pinocchio !

– Pinocchio, viens–là ! – cria Arlequin – Viens te jeter dans les bras de tes frères en bois !

Cette affectueuse invite fit bondir Pinocchio hors de son siège. D’un saut, il fut dans les premiers rangs. Un autre saut le propulsa sur la tête du chef d’orchestre et, de là, il arriva directement sur la scène.

Difficile d’imaginer la débauche de marques d’amitié que lui témoigna, dans le plus grand désordre, toute la troupe de ce théâtre végétal : ce furent des embrassades, des étreintes, des joyeux petits pinçons de complicité, de tendres frottements de museaux que seule une fraternité sincère et réelle peut inspirer.

Il n’y a pas à dire : le spectacle était émouvant. Pourtant le public, voyant que la comédie n’avançait plus, s’impatienta et se mit à crier :

– La suite ! La suite !

Ce fut peine perdue car les marionnettes, au lieu de se remettre à jouer, firent encore plus de tapage et, hissant Pinocchio sur leurs épaules, le portèrent en triomphe sur le devant de la scène.

C’est alors qu’intervint le marionnettiste, un homme à la stature colossale et si laid que l’on mourait de peur rien qu’à le regarder. Il avait une barbe noire comme de l’encre, si longue qu’elle traînait par terre et qu’il s’emmêlait les pieds dedans quand il marchait. Sa bouche était vaste comme un four, ses yeux ressemblaient à des lanternes rouges et il faisait claquer un fouet tressé de peaux de serpents et de queues de renards.

Le tapage cessa brusquement à son apparition. Chacun retenait sa respiration et l’on aurait pu entendre une mouche voler. Toutes les pauvres marionnettes, les hommes comme les femmes, furent prises de tremblements.

– Pourquoi es–tu venu mettre la pagaille dans mon théâtre ? – demanda le marionnettiste à Pinocchio d’une grosse voix d’ogre ayant un bon rhume de cerveau.

– Ce n’est pas de ma faute, Monsieur, je vous supplie de me croire.

– Suffit ! On règlera nos comptes ce soir.

Ce n’étaient pas des paroles en l’air. Car, le spectacle terminé, le marionnettiste se rendit à la cuisine où il s’était préparé pour le dîner un mouton entier qui cuisait lentement à la broche. Or, comme il lui manquait du bois pour parachever la cuisson afin qu’il soit bien doré, il appela Arlequin et Polichinelle et leur dit :

– Apportez–moi donc cette marionnette qui est accrochée au clou. Elle m’a paru d’un bois très sec et fera une belle flambée pour mon rôti.

D’abord ils hésitèrent. Mais un méchant coup d’œil de leur patron terrorisa tellement Arlequin et Polichinelle qu’ils obéirent.

Peu après, ils revenaient portant le pauvre Pinocchio qui se débattait comme une anguille hors de l’eau et qui criait désespérément :

– Papa, papa, sauve–moi ! Je ne veux pas mourir ! Je ne veux pas mourir !


11. Mangiafoco éternue et pardonne à Pinocchio, lequel sauve de la mort son ami Arlequin.

Certes, le montreur de marionnettes Mangiafoco (qui veut dire Mange–feu : c’était vraiment son nom) avait toutes les apparences d’un homme terrifiant, particulièrement avec sa barbe noire qui, comme un tablier, lui recouvrait entièrement poitrine et jambes. Mais au fond, ce n’était pas un méchant homme. La preuve : quand on lui amena Pinocchio, se débattant et hurlant « Je ne veux pas mourir, je ne veux pas mourir ! », il fut tout de suite troublé et ressentit de la pitié pour la pauvre marionnette. Il résista bien un bon moment mais, ne se contrôlant plus, il finit par émettre un très sonore éternuement.

Arlequin, qui semblait avoir été transformé en saule pleureur tellement il était affligé, retrouva subitement un visage joyeux à la suite de cet éternuement et, se penchant vers Pinocchio, lui souffla :

– Bonne nouvelle, mon frère : le maître vient d’éternuer, ce qui veut dire qu’il s’est pris de compassion pour toi et que tu es sauvé.

En effet, alors que tous les humains pleurent ou, du moins, font semblant de sécher des larmes quand quelqu’un leur fait pitié, Mangiafoco, lui, éternuait. C’était sa manière à lui de faire savoir qu’il avait du cœur.

Après avoir éternué, le montreur de marionnettes choisit de refaire le bourru et grommela à l’adresse de Pinocchio :

– Arrête de pleurer ! Toutes ces lamentations m’ont ouvert l’appétit. Je sens un tiraillement qui... atchoum, atchoum !

– À vos souhaits ! – dit Pinocchio

– Merci ! Dis–moi : ton papa et ta maman sont toujours vivants ?

– Papa, oui. Je n’ai jamais connu ma maman.

– Évidemment, évidemment... Quelle tristesse ce serait pour ton vieux papa si je te faisais griller sur ces braises rouges ! Pauvre homme ! Vraiment je compatis !... Atchoum, atchoum, atchoum !

– À vos souhaits – répéta Pinocchio

– Merci ! Mais il faut aussi éprouver de la compassion pour moi car, comme tu le vois, je n’ai plus de bois pour finir de cuire ce mouton. En vérité, te jeter dans le feu m’aurait bien arrangé. Mais, que veux–tu, j’ai eu pitié. Maintenant c’est trop tard. Je vais donc te remplacer par l’une de mes marionnettes. Holà, les gendarmes !

Très longs, très maigres, bicornes sur la tête et sabres au clair, deux gendarmes surgirent immédiatement.

Le marionnettiste, d’une voix rauque, leur ordonna :

– Attrapez–moi cet Arlequin, ligotez–le bien et jetez–le dans le feu. Je veux que mon rôti soit réussi !

Imaginez la tête du pauvre Arlequin ! Il fut si épouvanté que ses jambes plièrent sous lui et qu’il se retrouva à plat ventre par terre.

Bouleversé par ce spectacle, Pinocchio, en sanglots, se jeta aux pieds du marionnettiste et inonda sa barbe de ses pleurs. Il supplia :

– Pitié, Monsieur Mangiafoco !

– Ici, il n’y aucun monsieur ! – répliqua sèchement le marionnettiste.

– Pitié, Monsieur le Chevalier !

– Il n’y a pas de chevalier non plus !

– Pitié, Monsieur le Commandeur !

– Où vois–tu des commandeurs ici ?

– Pitié, Excellence !

Cette fois, très flatté de s’entendre appelé Excellence, le montreur de marionnette s’humanisa et demanda à Pinocchio d’un ton plus affable :

– Et bien, que veux–tu ?

– Vous demander la grâce de ce pauvre Arlequin.

– Il n’y a pas de grâce qui tienne ! Puisque je t’ai épargné, toi, il faut bien que je le mette dans le feu, lui. Sinon, mon mouton ne sera pas bien doré.

– Dans ce cas – répliqua fièrement Pinocchio en se levant et en jetant son bonnet de mie de pain – dans ce cas, je sais où est mon devoir. Avancez, messieurs les gendarmes ! Attachez–moi et jetez–moi dans les flammes ! Il n’est pas juste qu’Arlequin, un véritable ami, dusse mourir à ma place !

Cette déclaration héroïque, prononcée haut et fort, fit couler les larmes de toutes les marionnettes présentes. Jusqu’aux gendarmes qui, bien que de bois, pleuraient comme des veaux.

Au début, Mangiafoco resta intraitable, un vrai bloc de glace. Mais, peu à peu, il s’attendrit, puis il éternua. Après quatre ou cinq éternuements, il ouvrit ses bras :

– Tu es un garçon très courageux. Viens m’embrasser.

Pinocchio se jeta dans les bras du marionnettiste. Grimpant dans sa barbe comme un écureuil, il alla poser un gros baiser sur son nez.

– Je suis gracié ? – demanda, à peine audible, le pauvre Arlequin qui n’avait plus qu’un filet de voix.

– Gracié ! – répondit Mangiafoco.

Tout en soupirant et en hochant la tête, il ajouta :

– Tant pis ! Aujourd’hui, je me contenterai d’un mouton à moitié cru mais, la prochaine fois, gare à celui sur qui ça tombera !

Apprenant que la grâce avait été obtenue, toutes les marionnettes se précipitèrent sur la scène et, après avoir allumé toutes les lumières comme pour une soirée de gala, se mirent à danser et à sauter dans tous les sens. À l’aube, elles dansaient encore.