SINDBAD LE MARIN - tapuscrit (démo)

1. Introduction

Sous le règne du calife Haroun Alraschid, il y avait à Bagdad un pauvre porteur qui se nommait Hindbad. Un jour qu’il faisait une chaleur excessive, il portait une charge très lourde d’une extrémité de la ville à une autre. Comme il était très fatigué du chemin qu’il avait déjà fait, et qu’il lui en restait encore beaucoup à faire, il arriva dans une rue où régnait un doux zéphyr, et dont le pavé était arrosé d’eau de rose. Ne pouvant désirer un vent plus favorable pour se reposer et reprendre de nouvelles forces, il posa sa charge à terre et s’assit dessus près d’une grande maison.

Il se félicita bientôt de s’être arrêté à cet endroit ; car son odorat fut agréablement frappé d’un parfum exquis de bois d’aloès et de pastilles, qui sortait par les fenêtres de cet hôtel, et qui, se mêlant avec l’odeur de l’eau de rose, achevait d’embaumer l’air. Outre cela, il entendit à l'intérieur un concert de divers instruments, accompagnés du ramage harmonieux d’un grand nombre de rossignols et d’autres oiseaux particuliers au climat de Bagdad. Cette gracieuse mélodie et le fumet de plusieurs sortes de viandes qui se faisaient sentir, lui firent juger qu’il y avait là quelque festin, et qu’on s’y réjouissait. Il voulut savoir qui demeurait en cette maison qu’il ne connaissait pas bien, parce qu’il n’avait pas souvent eu l’occasion de passer par cette rue. Pour satisfaire sa curiosité, il s’approcha de quelques domestiques qu’il vit à la porte, magnifiquement habillés, et demanda à l’un d’entre eux comment s’appelait le maître de cet hôtel. « Hé quoi, lui répondit le domestique, vous demeurez à Bagdad, et vous ignorez que c’est ici la demeure du seigneur Sindbad le marin, de ce fameux voyageur qui a parcouru toutes les mers que le soleil éclaire ? » Le porteur, qui avait entendu parler des richesses de Sindbad, ne put s’empêcher d’envier cet homme dont la condition lui paraissait aussi heureuse qu’il trouvait la sienne déplorable. L’esprit aigri par ses réflexions, il leva les yeux au ciel, et dit assez haut pour être entendu : « Puissant créateur de toutes choses, considérez la différence qu’il y a entre Sindbad et moi ; je souffre tous les jours mille fatigues et mille maux ; et j’ai bien de la peine à me nourrir, moi et ma famille, de mauvais pain d’orge, pendant que l’heureux Sindbad dépense avec profusion d’immenses richesses, et mène une vie pleine de délices. Qu’a-t-il fait pour obtenir de vous une destinée si agréable ? Qu’ai-je fait pour en mériter une si rigoureuse ? » En achevant ces paroles, il frappa le sol du pied, comme un homme entièrement possédé par sa douleur et par son désespoir.

Il était encore occupé par ses tristes pensées, lorsqu’il vit sortir de l’hôtel un valet qui vint à lui, et qui, le prenant par le bras, lui dit : « Venez, suivez-moi, le seigneur Sindbad, mon maître, veut vous parler. »

Hindbad fut grandement surpris de la politesse qu’on lui faisait. Après le discours qu’il venait de tenir, il avait quelque raison de craindre que Sindbad ne l’envoyât chercher pour lui faire quelque mauvais traitement ; c’est pourquoi il voulut prendre pour excuse qu’il ne pouvait abandonner sa charge au milieu de la rue ; mais le valet de Sindbad l’assura qu’on y prendrait garde, et le pressa tellement que le porteur fut obligé de le suivre.

Le valet l’introduisit dans une grande salle, où il y avait un bon nombre de personnes autour d’une table couverte de toutes sortes de mets délicats. On voyait à la place d’honneur un personnage grave, bien fait et vénérable par une longue barbe blanche ; et derrière lui, était debout une foule d’officiers et de domestiques très empressés à le servir. Ce personnage était Sindbad. Le porteur, dont le trouble s’augmenta à la vue de tant de monde et d’un festin si superbe, salua la compagnie en tremblant. Sindbad lui dit de s’approcher ; et après l’avoir fait asseoir à sa droite, il lui servit à manger lui-même, et lui fit donner à boire d’un excellent vin, dont le buffet était abondamment garni.

Sur la fin du repas, Sindbad, remarquant que ses convives ne mangeaient plus, prit la parole ; et s’adressant à Hindbad, qu’il traita de frère, selon la coutume des Arabes lorsqu’ils se parlent familièrement, lui demanda comment il se nommait, et quelle était sa profession. « Seigneur, lui répondit-il, je m’appelle Hindbad. » « Je suis bien aise de vous voir, reprit Sindbad, et je vous réponds que la compagnie vous voit aussi avec plaisir ; mais je souhaiterais apprendre de vous-même ce que vous disiez tantôt dans la rue. » Sindbad, avant de se mettre à table, avait entendu tout son discours par la fenêtre ; et c’était ce qui l’avait engagé à le faire appeler.

À cette demande, Hindbad, plein de confusion, baissa la tête, et répondit : « Seigneur, je vous avoue que ma lassitude m’avait mis de mauvaise humeur, et il m’est échappé quelques paroles indiscrètes que je vous supplie de me pardonner. » « Oh ne croyez pas, reprit Sindbad, que je sois assez injuste pour en conserver du ressentiment. Je me mets à votre place ; au lieu de vous reprocher vos murmures, je vous plains ; mais il faut que je vous tire d’une erreur où vous me paraissez être à mon égard. Vous vous imaginez, sans doute, que j’ai acquis sans peine et sans travail toutes les commodités et le repos dont vous voyez que je jouis ; détrompez-vous. Je ne suis parvenu à un état si heureux qu’après avoir souffert durant plusieurs années tous les travaux du corps et de l’esprit que l’imagination peut concevoir. Oui, seigneurs, ajouta-t-il en s’adressant à toute la compagnie, je puis vous assurer que ces travaux sont si extraordinaires, qu’ils sont capables d’ôter aux hommes les plus avides de richesses, l’envie fatale de traverser les mers pour en acquérir. Vous n’avez peut-être entendu parler que confusément de mes étranges aventures, et des dangers que j’ai courus sur les mers dans les sept voyages que j’ai faits ; et puisque l’occasion s’en présente, je vais vous en faire un rapport fidèle : je crois que vous ne serez pas fâchés de l’entendre. »

Comme Sindbad voulait raconter son histoire, particulièrement à cause du porteur, avant de la commencer, il ordonna qu’on fît porter la charge qu’il avait laissée dans la rue, au lieu où Hindbad indiqua qu’il souhaitait qu’elle fût portée. Après cela, il parla dans ces termes :


2. Premier voyage de Sindbad le marin

« J’AVAIS hérité de ma famille des biens considérables, j’en dissipai la meilleure partie dans les débauches de ma jeunesse ; mais je revins de mon aveuglement, et après réflexion, je reconnus que les richesses étaient périssables, et qu’on en voyait bientôt la fin quand on les ménageait aussi mal que je faisais. Je pensai de plus que, dans une vie déréglée, je consumais d'une façon malheureuse le temps, qui est la chose au monde la plus précieuse. Je considérai encore que c’était la dernière et la plus déplorable de toutes les misères, que d’être pauvre dans la vieillesse. Je me souvins de ces paroles du grand Salomon, que j’avais autrefois entendu dire à mon père : « Il est moins fâcheux d’être dans le tombeau que dans la pauvreté. »

« Frappé de toutes ces réflexions, je ramassai les débris de mon patrimoine. Je vendis aux enchères en plein marché tout ce que j’avais de meubles. Je me liai ensuite avec quelques marchands qui négociaient par mer. Je consultai ceux qui me parurent capables de me donner de bons conseils. Enfin, je résolus de faire profiter le peu d’argent qui me restait ; et dès que j’eus pris cette résolution, je ne tardai guère à l’exécuter. Je me rendis à Bassora, où je m’embarquai avec plusieurs marchands sur un vaisseau que nous avions équipé à frais communs.

« Nous mîmes à la voile, et prîmes la route des Indes orientales par le golfe Persique, qui est formé par les côtes de l’Arabie heureuse à droite, et par celles de Perse à gauche, et dont la plus grande largeur est de trois cent quarante kilomètres, selon la commune opinion. Hors de ce golfe, la mer du Levant, la même que celle des Indes, est très spacieuse : elle a d’un côté pour bornes les côtes d’Abyssinie, et vingt deux mille kilomètres de longueur jusqu’aux îles de Vakvak. Je fus d’abord incommodé par ce qu’on appelle le mal de mer ; mais ma santé se rétablit bientôt, et depuis ce temps-là, je n’ai plus été sujet à cette maladie.

« Dans le cours de notre navigation, nous abordâmes à plusieurs îles, et nous y vendîmes ou échangeâmes nos marchandises. Un jour où nous étions en mer, une accalmie nous immobilisa en face d’une petite île presque à fleur d’eau, qui ressemblait à une prairie par sa verdure. Le capitaine fit plier les voiles, et permit de mettre pied à terre aux personnes de l’équipage qui voulurent y descendre. Je fus du nombre de ceux qui y débarquèrent. Mais pendant que nous nous divertissions à boire et à manger, et à nous délasser de la fatigue de la mer, l’île trembla tout à coup, et nous donna une rude secousse…

« On s’aperçut du tremblement de l’île dans le vaisseau, d’où l’on nous cria de nous rembarquer promptement ; que nous allions tous périr ; que ce que nous prenions pour une île, était le dos d’une baleine. Les plus diligents se sauvèrent dans la chaloupe, d’autres se jetèrent à la nage. Pour moi, j’étais encore sur l’île, ou plutôt sur la baleine, lorsqu’elle plongea dans la mer, et j’eus tout juste le temps de m'accrocher à un morceau de bois qu’on avait apporté du vaisseau pour faire du feu. Cependant le capitaine, après avoir reçu à son bord les gens qui étaient dans la chaloupe, et recueilli quelques-uns de ceux qui nageaient, voulut profiter d’un vent frais et favorable qui s’était élevé, il fit hisser les voiles, et m’ôta par là l’espérance de gagner le vaisseau.

« Je demeurai donc à la merci des flots, poussé tantôt d’un côté, et tantôt d’un autre ; je me battis contre eux tout le reste du jour et de la nuit suivante. Je n’avais plus de force le lendemain, et je désespérais d’éviter la mort, lorsqu’une vague me jeta heureusement contre une île. Le rivage en était haut et escarpé, et j’aurais eu beaucoup de peine à y monter, si quelques racines d’arbres que la fortune semblait avoir conservées en cet endroit pour mon salut, ne m’en eussent donné le moyen. Je m’étendis sur la terre, où je demeurai à demi mort, jusqu’à ce qu’il fût grand jour et que le soleil parût.

« Alors, quoique je fusse très faible à cause du travail de la mer, et parce que je n’avais pris aucune nourriture depuis le jour précédent, je ne fis que me traîner en cherchant des herbes bonnes à manger. J’en trouvai quelques-unes, et j’eus le bonheur de rencontrer une source d’eau excellente, qui contribua grandement à me rétablir. Les forces m’étant revenues, je m’avançai dans l’île, marchant au hasard sans suivre de route. J’entrai dans une belle plaine, où j’aperçus de loin un cheval qui paissait. Je me dirigeai de ce côté-là, hésitant entre la crainte et la joie ; car j’ignorais si je n’allais pas chercher ma perte plutôt qu’une occasion de mettre ma vie en sûreté. Je remarquai en approchant que c’était une jument attachée à un piquet. Sa beauté attira mon attention ; mais pendant que je la regardais, j’entendis la voix d’un homme qui parlait sous terre. Un moment après, cet homme parut, vint à moi, et me demanda qui j’étais. Je lui racontai mon aventure ; après quoi me prenant par la main, il me fit entrer dans une grotte, où il y avait d’autres personnes qui ne furent pas moins étonnées de me voir, que je l’étais de les trouver là.

« Je mangeai quelques mets qu’ils me présentèrent ; puis leur ayant demandé ce qu’ils faisaient dans un lieu qui me paraissait si désert, ils répondirent qu’ils étaient palefreniers du roi Mihrage, souverain de cette île ; que chaque année, à la même saison, ils avaient coutume d’y amener les juments du roi, qu’ils attachaient de la manière que je l’avais vu, pour les faire saillir par un cheval marin qui sortait de la mer ; que le cheval marin, après les avoir saillies, se préparaient à les dévorer ; mais qu’ils l’en empêchaient par leurs cris, et l’obligeaient à rentrer dans la mer ; que les juments étant pleines, ils les ramenaient, et que les chevaux qui en naissaient, étaient destinés pour le roi, et appelés chevaux marins. Ils ajoutèrent qu’ils devaient partir le lendemain, et que si je fusse arrivé un jour plus tard, j’aurais péri infailliblement, parce que les habitations étaient éloignées, et qu’il m’eût été impossible d’y arriver sans guide.

« Tandis qu’ils m’entretenaient ainsi, le cheval marin sortit de la mer, comme ils me l’avaient dit, se jeta sur la jument, la saillit et voulut ensuite la dévorer ; mais au grand bruit que firent les palefreniers, il lâcha prise, et alla se replonger dans la mer.

« Le lendemain, ils reprirent le chemin de la capitale de l’île avec les juments, et je les accompagnai. À notre arrivée, le roi Mihrage à qui je fus présenté, me demanda qui j’étais, et par quelle aventure je me trouvais dans son royaume. Dès que j’eus pleinement satisfait sa curiosité, il me témoigna qu’il prenait beaucoup de part à mon malheur. En même temps, il ordonna qu’on eût soin de moi, et que l’on me fournît toutes les choses dont j’aurais besoin. Cela fut exécuté de manière que j’eus loisir de louer sa générosité et l’exactitude de ses officiers.

« Comme j’étais marchand, je fréquentai les gens de ma profession. Je recherchais particulièrement ceux qui étaient étrangers, tant pour apprendre d’eux des nouvelles de Bagdad, que pour en trouver quelqu’un avec qui je pusse y retourner ; car la capitale du roi Mihrage est située sur le bord de la mer, et a un beau port où il aborde tous les jours des vaisseaux de différents endroits du monde. Je cherchais aussi la compagnie des savants des Indes, et je prenais plaisir à les entendre parler ; mais cela ne m’empêchait pas de faire ma cour au roi très régulièrement, ni de m’entretenir avec des gouverneurs et de petits rois, ses tributaires, qui étaient auprès de sa personne. Ils me faisaient mille questions sur mon pays ; et de mon côté, voulant m’instruire des mœurs et des lois de leurs états, je leur demandais tout ce qui me semblait mériter ma curiosité.

Il y a sous la domination du roi Mihrage, une île qui porte le nom de Cassel. On m’avait assuré qu’on y entendait toutes les nuits un son de timbales ; ce qui a donné lieu à l’opinion qu’ont les matelots, que Degial y fait sa demeure. Il me prit envie d’être témoin de cette merveille, et je vis dans mon voyage des poissons longs de cent et de deux cents coudées, qui font plus de peur que de mal. Ils sont si timides, qu’on les fait fuir en frappant sur des ais. Je remarquai d’autres poissons qui n’étaient que d’une coudée, et qui ressemblaient par la tête à des hiboux.

« À mon retour, comme j’étais un jour sur le port, un navire y vint aborder. Dès qu’il fut à l’ancre, on commença à décharger les marchandises ; et les marchands à qui elles appartenaient, les faisaient transporter dans des magasins. En jetant les yeux sur quelques ballots et sur l’écriture qui marquait à qui ils étaient, je vis mon nom dessus. Après les avoir attentivement examinés, je ne doutai pas que ce ne fussent ceux que j’avais fait charger sur le vaisseau où je m’étais embarqué à Bassora. Je reconnus même le capitaine ; mais comme j’étais persuadé qu’il me croyait mort, je l’abordai, et lui demandai à qui appartenaient les ballots que je voyais. « J’avais à mon bord, me répondit-il, un marchand de Bagdad, qui se nommait Sindbad. Un jour que nous étions près d’une île, à ce qu’il nous paraissait, il mit pied à terre avec plusieurs passagers dans cette île prétendue, qui n’était autre chose qu’une baleine d’une grosseur énorme, qui s’était endormie à fleur d’eau. Bientôt elle fut échauffée par le feu qu’on avait allumé sur son dos pour faire la cuisine, et elle commença à se mouvoir et à s’enfoncer dans la mer. La plupart des personnes qui étaient dessus se noyèrent, et le malheureux Sindbad fut de ce nombre. Ces ballots étaient à lui, et j’ai résolu de les négocier jusqu’à ce que je rencontre quelqu’un de sa famille à qui je puisse rendre le profit que j’aurai fait avec le principal. » « Capitaine, lui dis-je alors, je suis ce Sindbad que vous croyez mort, et qui ne l’est pas : ces ballots sont mon bien et ma marchandise… »

« Quand le capitaine du vaisseau m’entendit parler ainsi : « Grand Dieu, s’écria-t-il, à qui se fier aujourd’hui ? Il n’y a plus de bonne foi parmi les hommes. J’ai vu de mes propres yeux périr Sindbad ; les passagers qui étaient à mon bord, l’ont vu comme moi ; et vous osez dire que vous êtes ce Sindbad ! Quelle audace ! À vous voir, il semble que vous soyez un homme de probité ; cependant vous dites un horrible mensonge pour vous emparer d’un bien qui ne vous appartient pas. » « Attendez, répondis-je au capitaine, et faites-moi la grâce d’écouter ce que j’ai à vous dire. » « Hé bien, reprit-il, que direz-vous ? Parlez, je vous écoute. » Je lui racontai alors de quelle manière je m’étais sauvé, et par quelle aventure j’avais rencontré les palefreniers du roi Mihrage, qui m’avaient amené à sa cour.

« Il se sentit ébranlé par mon discours ; mais il fut bientôt persuadé que je n’étais pas un imposteur ; car arriva des gens de son navire qui me reconnurent et me firent de grands compliments, en me témoignant la joie qu’ils avaient de me revoir. Enfin, il me reconnut aussi lui-même ; et se jetant à mon cou : « Dieu soit loué, me dit-il, de ce que vous êtes heureusement échappé d’un si grand danger ; je ne puis assez vous marquer le plaisir que j’en ressens. Voilà votre bien, prenez-le, il est à vous : faites-en ce qu’il vous plaira. » Je le remerciai, je louai sa probité ; et pour la reconnaître, je le priai d’accepter quelques marchandises que je lui présentai ; mais il les refusa.

« Je choisis ce qu’il y avait de plus précieux dans mes ballots, et j’en fis présent au roi Mihrage. Comme ce prince savait la disgrâce qui m’était arrivée, il me demanda où j’avais pris des choses si rares. Je lui contai par quel hasard je venais de les recouvrer ; il eut la bonté de m’en témoigner de la joie ; il accepta mon présent et m’en fit de beaucoup plus considérables. Après cela, je pris congé de lui, et me rembarquai sur le même vaisseau. Mais avant mon embarquement, j’échangeai les marchandises qui me restaient contre d’autres du pays. J’emportai avec moi du bois d’aloès, de santal, du camphre, de la muscade, des clous de girofle, du poivre, et du gingembre. Nous passâmes par plusieurs îles, et nous abordâmes enfin à Bassora, où j’arrivai avec la valeur d’environ cent mille sequins. Ma famille me reçut, et je la revis avec tous les transports que peut causer une amitié vive et sincère. J’achetai des esclaves de l’un et de l’autre sexe, de belles terres, et je fis construire une grande maison. Ce fut ainsi que je m’établis, résolu d’oublier les maux que j’avais soufferts, et de jouir des plaisirs de la vie. »

Sindbad s’étant arrêté en cet endroit, ordonna aux joueurs d’instruments de recommencer leurs concerts, qu’il avait interrompus par le récit de son histoire. On continua jusqu’au soir de boire et de manger ; et lorsqu’il fut temps de se retirer, Sindbad se fit apporter une bourse de cent sequins, et la donnant au porteur : « Prenez, Hindbad, lui dit-il, retournez chez vous, et revenez demain entendre la suite de mes aventures. » Le porteur se retira très confus de l’honneur et du présent qu’il venait de recevoir. Le récit qu’il en fit à son logis, fut très agréable à sa femme et à ses enfants, qui ne manquèrent pas de remercier Dieu du bien que la Providence leur faisait par l’entremise de Sindbad.

Hindbad s’habilla le lendemain plus proprement que le jour précédent, et retourna chez le voyageur, qui le reçut d’un air rieur, et lui fit mille amabilités. Dès que les convives furent tous arrivés, on servit et l’on tint la table fort longtemps. Le repas fini, Sindbad prit la parole, et s’adressant à la compagnie : « Seigneurs, dit-il, je vous prie de me donner audience, et de vouloir bien écouter les aventures de mon second voyage ; elles sont plus dignes de votre attention que celles du premier. » Tout le monde garda le silence, et Sindbad parla en ces termes :


3. Deuxième voyage de Sindbad le marin

« J’AVAIS résolu, après mon premier voyage, de passer tranquillement le reste de mes jours à Bagdad. Mais rapidement je m’ennuyai d’une vie oisive ; l’envie de voyager et de négocier par mer me reprit : j’achetai des marchandises propres à faire le trafic que je méditais, et je partis une seconde fois avec d’autres marchands dont la probité m’était connue. Nous nous embarquâmes sur un bon navire ; et après nous être recommandés à Dieu, nous commençâmes notre navigation.

« Nous allions d’îles en îles, et nous y faisions des trocs fort avantageux. Un jour nous descendîmes dans une de ces îles, couverte de plusieurs sortes d’arbres fruitiers, mais si déserte, que nous n’y découvrîmes aucune habitation, ni même aucune personne. Nous allâmes prendre l’air dans les prairies et le long des ruisseaux qui les arrosaient.

« Pendant que les uns se divertissaient à cueillir des fleurs, et les autres des fruits, je pris mes provisions et du vin que j’avais apportés, et je m’assis près d’une eau coulant entre de grands arbres qui formaient un bel ombrage. Je fis un assez bon repas de ce que j’avais ; après quoi le sommeil vint s’emparer de mes sens. Je ne sais si je dormis longtemps ; mais quand je me réveillai, je ne vis plus le navire à l’ancre…

« Je me levai, je regardai de toutes parts, et je ne vis pas un des marchands qui étaient descendus sur l’île avec moi. J’aperçus seulement le navire à la voile, mais si éloigné que je le perdis de vue peu de temps après.

« Je vous laisse imaginer les réflexions que je fis dans un état si triste. Je pensai mourir de douleur. Je poussai des cris épouvantables ; je me frappai la tête, et me jetai par terre, où je demeurai longtemps abîmé dans une confusion mortelle de pensées toutes plus affligeantes les unes que les autres. Je me reprochai cent fois de ne m’être pas contenté de mon premier voyage, qui devait m’avoir fait perdre à jamais l’envie d’en faire d’autres. Mais tous mes regrets étaient inutiles, et mon repentir vain.

« À la fin, je m’en remis à la volonté de Dieu ; et sans savoir ce que je deviendrais, je montai en haut d’un grand arbre, d’où je regardai de tous les côtés pour voir si je ne découvrirais rien qui pût me donner quelque espérance. En jetant les yeux sur la mer, je ne vis que de l’eau et le ciel ; mais ayant aperçu du côté de la terre quelque chose de blanc, je descendis de l’arbre ; et avec ce qui me restait de vivres, je marchai vers cette blancheur, qui était si éloignée, que je ne pouvais pas bien distinguer ce que c’était.

Lorsque j’en fus à une distance raisonnable, je remarquai que c’était une boule blanche, d’une hauteur et d’une grosseur prodigieuses. Dès que j’en fus près, je la touchai, et la trouvai fort douce. Je tournai à l’entour, pour voir s’il n’y avait point d’ouverture ; je n’en pus découvrir aucune, et il me parut qu’il était impossible de monter dessus, tant elle était unie. Elle pouvait avoir cinquante pas de circonférence.

« Le soleil était alors prêt à se coucher. L’air s’obscurcit tout à coup, comme s’il eût été couvert d’un nuage épais. Mais si je fus étonné de cette obscurité, je le fus bien davantage quand je m’aperçus que ce qui la causait était un oiseau d’une grandeur et d’une grosseur extraordinaires, qui s’avançait de mon côté en volant. Je me souvins d’un oiseau appelé Roc, dont j’avais souvent entendu parler aux matelots, et je conçus que la grosse boule que j’avais tant admirée devait être un œuf de cet oiseau. En effet, il s’abattit et se posa dessus, comme pour le couver. En le voyant venir, je m’étais serré fort près de l’œuf, de sorte que j’eus devant moi un des pieds de l’oiseau ; et ce pied était aussi gros qu’un gros tronc d’arbre. Je m’y attachai fortement avec la toile dont mon turban était enveloppé, dans l’espérance que le Roc, lorsqu’il reprendrait son vol le lendemain, m’emporterait hors de cette île déserte. Effectivement, après avoir passé la nuit sans bouger, dès qu’il fut jour, l’oiseau s’envola, et m’enleva si haut que je ne voyais plus la terre ; puis il descendit tout à coup avec tant de rapidité que je faillis m’évanouir. Lorsque le Roc fut posé, et que je me vis à terre, je déliai promptement le nœud qui me tenait attaché à son pied. J’avais à peine achevé de me détacher, qu’il donna un coup de bec à un serpent d’une longueur inouïe. Il le prit, et s’envola aussitôt.

« Le lieu où il me laissa était une vallée très profonde, encerclée de toutes parts de montagnes si hautes qu’elles se perdaient dans la nue, et tellement escarpées, qu’il n’y avait aucun chemin par où l’on y pût monter. Ce fut un nouvel embarras pour moi ; et comparant cet endroit à l’île déserte que je venais de quitter, je trouvai que je n’avais rien gagné au change.

« En parcourant cette vallée, je remarquai qu’elle était parsemée de diamants, dont certains d’une grosseur surprenante ; je pris beaucoup de plaisir à les regarder ; mais j’aperçus bientôt au loin des objets qui gâchèrent complètement ce plaisir, et que je ne pus voir sans effroi. C’était un grand nombre de serpents si gros et si longs, que chacun aurait pu engloutir un éléphant. Ils se retiraient pendant le jour dans leurs antres où ils se cachaient à cause du Roc leur ennemi, et ils n’en sortaient que la nuit.

« Je passai la journée à me promener dans la vallée, et à me reposer de temps en temps dans les endroits les plus commodes. Cependant le soleil se coucha ; et à l’entrée de la nuit, je me retirai dans une grotte où je jugeai que je serais en sûreté. J’en bouchai l’entrée, qui était basse et étroite, avec une pierre assez grosse pour me protéger des serpents, mais qui n’était pas assez grande pour empêcher la lumière d'entrer. Je soupai avec une partie de mes provisions, au bruit des serpents qui commencèrent à paraître. Leurs affreux sifflements me causèrent une frayeur extrême, et ne me permirent pas, comme vous pouvez penser, de passer la nuit tranquillement. Le jour étant venu, les serpents se retirèrent. Alors je sortis de ma grotte en tremblant, et je puis dire que je marchai longtemps sur des diamants sans en avoir la moindre envie. À la fin, je m’assis ; et malgré l’inquiétude dont j’étais agité, comme je n’avais pas fermé l’œil de toute la nuit, je m’endormis après avoir fait encore un repas de mes provisions. Mais j’étais à peine assoupi, que quelque chose qui tomba près de moi avec grand bruit me réveilla. C’était une grosse pièce de viande fraîche ; et dans le moment, j’en vis rouler plusieurs autres du haut des rochers en différents endroits.

« J’avais toujours tenu pour un conte de fée ce que j’avais entendu dire plusieurs fois à des matelots et à d’autres personnes, touchant la vallée des diamants, et l’adresse dont se servaient quelques marchands pour en tirer ces pierres précieuses. Je reconnus qu’ils m’avaient dit la vérité. En effet, ces marchands se rendent auprès de cette vallée au moment où les aigles ont des petits. Ils découpent de la viande et la jettent par gros morceaux dans la vallée, les diamants sur la pointe desquels ils tombent s’y attachent. Les aigles, qui sont en ce pays là plus forts qu’ailleurs, vont fondre sur ces pièces de viande, et les emportent dans leurs nids au haut des rochers, pour servir de pâture à leurs aiglons. Alors les marchands courant aux nids, obligent, par leurs cris, les aigles à s’éloigner, et prennent les diamants qu’ils trouvent attachés aux pièces de viande. Ils se servent de cette ruse, parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de tirer les diamants de cette vallée, qui est un précipice dans lequel on ne saurait descendre.

« J’avais cru jusque-là qu’il ne me serait pas possible de sortir de cet abîme, que je regardais comme mon tombeau ; mais je changeai d’avis ; et ce que je venais de voir me donna lieu d’imaginer le moyen de me sauver la vie…

« Je commençai par amasser les plus gros diamants qui se présentèrent à mes yeux, et j’en remplis le sac de cuir qui m’avait servi à mettre mes provisions de bouche. Je pris ensuite la pièce de viande qui me parut la plus longue ; je l’attachai fortement autour de moi avec la toile de mon turban, et ainsi enveloppé je me couchai le ventre contre terre, la bourse de cuir attachée à ma ceinture de manière qu’elle ne pouvait tomber.

« Vite après les aigles vinrent chacun se saisir d’une pièce de viande qu’ils emportèrent ; et un des plus puissants m’ayant enlevé de même avec le morceau de viande dont j’étais enveloppé, me porta au haut de la montagne jusque dans son nid. Les marchands ne manquèrent pas alors de crier pour épouvanter les aigles ; et lorsqu’ils les eurent obligés à quitter leur proie, un d’entre eux s’approcha de moi ; mais il fut saisi de crainte quand il m’aperçut. Il se rassura pourtant ; et au lieu de s’informer par quelle aventure je me trouvais là, il commença à me quereller, en me demandant pourquoi je lui ravissais son bien. « Vous me parlerez, lui dis-je, avec plus d’humanité, lorsque vous m’aurez mieux connu. Consolez-vous, ajoutai-je, j’ai des diamants pour vous et pour moi plus que n’en peuvent avoir tous les autres marchands ensemble. S’ils en ont, ce n’est que par hasard ; mais j’ai choisi moi-même au fond de la vallée ceux que j’apporte dans cette bourse que vous voyez. » En disant cela, je la lui montrai. Je n’avais pas achevé de parler, que les autres marchands qui m’aperçurent s’attroupèrent autour de moi très étonnés de me voir, et j’augmentai leur surprise par le récit de mon histoire. Ils n’admirèrent pas tant le stratagème que j’avais imaginé pour me sauver, que ma hardiesse à le tenter.

Ils m’emmenèrent au logement où ils demeuraient tous ensemble ; et là, ayant ouvert ma bourse en leur présence, la grosseur de mes diamants les surprit, et ils m’avouèrent que dans toutes les cours où ils avaient été, ils n’en avaient pas vu un qui s’en approchât. Je priai le marchand à qui appartenait le nid où j’avais été transporté, car chaque marchand avait le sien ; je le priai, dis-je, d’en choisir pour sa part autant qu’il en voudrait. Il se contenta d’en prendre un seul, encore le prit-il des moins gros ; et comme je le pressais d’en recevoir d’autres sans craindre de me faire tort : « Non, me dit-il, je suis fort satisfait de celui-ci, qui est assez précieux pour m’épargner la peine de faire désormais d’autres voyages pour l’établissement de ma petite fortune. »

« Je passai la nuit avec ces marchands, à qui je racontai une seconde fois mon histoire pour la satisfaction de ceux qui ne l’avaient pas entendue. Je ne pouvais modérer ma joie, quand je faisais réflexion que j’étais hors des périls dont je vous ai parlé. Il me semblait que l’état où je me trouvais était un songe, et je ne pouvais croire que je n’eusse plus rien à craindre.

« Il y avait déjà plusieurs jours que les marchands jetaient des pièces de viande dans la vallée ; et comme chacun paraissait content des diamants qui lui étaient échus, nous partîmes le lendemain tous ensemble, et nous marchâmes par de hautes montagnes où il y avait des serpents d’une longueur prodigieuse, que nous eûmes le bonheur d’éviter. Nous gagnâmes le premier port, d’où nous passâmes à l’île de Roha, où croît l’arbre dont on tire le camphre, et qui est si gros et si touffu, qu’il peut faire de l’ombre pour cent hommes. Le suc dont se forme le camphre coule par une ouverture que l’on fait au haut de l’arbre, et se reçoit dans un vase où il prend consistance, et devient ce qu’on appelle camphre. Le suc ainsi tiré, l’arbre se sèche et meurt.

« Il y a dans la même île des rhinocéros, qui sont des animaux plus petits que l’éléphant, et plus grands que le buffle ; ils ont une corne sur le nez, longue environ de quarante-cinq centimètres : cette corne est solide et coupée par le milieu d’une extrémité à l’autre. On voit dessus des traits blancs qui représentent la figure d’un homme. Le rhinocéros se bat avec l’éléphant, le perce de sa corne par-dessous le ventre, l’enlève, et le porte sur sa tête ; mais comme le sang et la graisse de l’éléphant lui coulent sur les yeux, et l’aveuglent, il tombe par terre ; et ce qui va vous étonner, le Roc vient et les enlève tous les deux entre ses griffes, et les emporte pour nourrir ses petits.

« Je passe sous silence plusieurs autres particularités de cette île, de peur de vous ennuyer. J’y échangeai quelques-uns de mes diamants contre de bonnes marchandises. De là nous allâmes à d’autres îles ; et enfin après avoir accosté dans plusieurs villes côtières marchandes, nous abordâmes à Bassora, d’où je me rendis à Bagdad. J’y fis d’abord de grandes aumônes aux pauvres, et je jouis honorablement du reste de mes richesses immenses que j’avais apportées et gagnées avec tant de fatigues. »

Ce fut ainsi que Sindbad raconta son second voyage. Il fit donner encore cent sequins à Hindbad, qu’il invita à venir le lendemain entendre le récit du troisième. Les conviés retournèrent chez eux, et revinrent le jour suivant à la même heure, de même que le porteur, qui avait déjà presque oublié sa misère passée. On se mit à table ; et après le repas, Sindbad ayant demandé audience, fit de cette sorte le détail de son troisième voyage :