En l’année 1872, la maison portant le numéro 7 de Saville-row était habitée par Phileas Fogg, l’un des membres les plus singuliers et les plus remarqués du Reform-Club de Londres. Anglais, à coup sûr, Phileas Fogg était riche. Mais comment il avait fait fortune, c’est ce que les mieux informés ne pouvaient dire, et Mr. Fogg était le dernier auquel il convînt de s’adresser pour l’apprendre.
Avait-il voyagé ? C’était probable, car personne ne possédait mieux que lui la carte du monde. Il n’était endroit si reculé dont il ne parût avoir une connaissance spéciale. Ce qui était certain toutefois, c’est que, depuis de longues années, Phileas Fogg n’avait pas quitté Londres. Ceux qui avaient l’honneur de le connaître un peu plus que les autres attestaient que personne ne pouvait prétendre l’avoir jamais vu ailleurs. Son seul passe-temps était de lire les journaux et de jouer au whist. D’ailleurs, il faut le remarquer, Mr. Fogg jouait évidemment pour jouer, non pour gagner. Le jeu était pour lui un combat, une lutte contre une difficulté, mais une lutte sans mouvement, sans déplacement, sans fatigue, et cela allait à son caractère.
On ne connaissait à Phileas Fogg ni femme ni enfants, – ce qui peut arriver aux gens les plus honnêtes, – ni parents ni amis, – ce qui est plus rare en vérité. Phileas Fogg vivait seul dans sa maison de Saville-row, où personne ne pénétrait. De son intérieur, jamais il n’était question. Un seul domestique suffisait à le servir. Phileas Fogg exigeait de son unique domestique une ponctualité, une régularité extraordinaire.
Ce jour-là même, 2 octobre, Phileas Fogg avait donné son congé à James Forster – ce garçon s’étant rendu coupable de lui avoir apporté pour sa barbe de l’eau à quatre-vingt-quatre degrés Fahrenheit au lieu de quatre-vingt-six –, et il attendait son successeur, qui devait se présenter entre onze heures et onze heures et demie. Phileas Fogg, carrément assis dans son fauteuil, les deux pieds rapprochés comme ceux d’un soldat à la parade, les mains appuyées sur les genoux, le corps droit, la tête haute, regardait marcher l’aiguille de la pendule. À onze heures et demie sonnant, Mr. Fogg devait, suivant sa quotidienne habitude, quitter la maison et se rendre au Reform-Club. En ce moment, on frappa à la porte du petit salon. James Forster, le congédié, apparut. « Le nouveau domestique », dit-il. Un garçon âgé d’une trentaine d’années se montra et salua. « Vous êtes Français et vous vous nommez John ? lui demanda Phileas Fogg.
– Jean, n’en déplaise à monsieur, répondit le nouveau venu, Jean Passepartout, un surnom qui m’est resté, et que justifiait mon aptitude naturelle à me tirer d’affaire. Je crois être un honnête garçon, monsieur, mais, pour être franc, j’ai fait plusieurs métiers. J’ai été chanteur ambulant, écuyer dans un cirque, faisant de la voltige comme Léotard, et dansant sur la corde comme Blondin ; puis je suis devenu professeur de gymnastique, afin de rendre mes talents plus utiles, et, en dernier lieu, j’étais sergent de pompiers, à Paris. J’ai même dans mon dossier des incendies remarquables. Mais voilà cinq ans que j’ai quitté la France et que, voulant goûter de la vie de famille, je suis valet de chambre en Angleterre. Or, me trouvant sans place et ayant appris que M. Phileas Fogg était l’homme le plus exact et le plus sédentaire du Royaume-Uni, je me suis présenté chez monsieur avec l’espérance d’y vivre tranquille et d’oublier jusqu’à ce nom de Passepartout…
– Passepartout me convient, répondit le gentleman. Vous m’êtes recommandé. J’ai de bons renseignements sur votre compte. Vous connaissez mes conditions ?
– Oui, monsieur.
– Bien. Quelle heure avez-vous ?
– Onze heures vingt-deux, répondit Passepartout, en tirant des profondeurs de son gousset une énorme montre d’argent.
– Vous retardez, dit Mr. Fogg.
– Que monsieur me pardonne, mais c’est impossible.
– Vous retardez de quatre minutes. N’importe. Il suffit de constater l’écart. Donc, à partir de ce moment, onze heures vingt-neuf du matin, ce mercredi 2 octobre 1872, vous êtes à mon service. » Cela dit, Phileas Fogg se leva, prit son chapeau de la main gauche, le plaça sur sa tête avec un mouvement d’automate et disparut sans ajouter une parole. Passepartout entendit la porte de la rue se fermer une première fois : c’était son nouveau maître qui sortait ; puis une seconde fois : c’était son prédécesseur, James Forster, qui s’en allait à son tour.
Phileas Fogg avait quitté sa maison de Saville-row à onze heures et demie, et, après avoir placé cinq cent soixante-quinze fois son pied droit devant son pied gauche et cinq cent soixante-seize fois son pied gauche devant son pied droit, il arriva au Reform-Club, vaste édifice, élevé dans Pall-Mall, qui n’a pas coûté moins de trois millions à bâtir. Phileas Fogg se rendit aussitôt à la salle à manger, dont les neuf fenêtres s’ouvraient sur un beau jardin aux arbres déjà dorés par l’automne. Là, il prit place à la table habituelle où son couvert l’attendait.
À six heures moins vingt, le gentleman parut dans le grand salon et s’absorba dans la lecture du Morning Chronicle. Une demi-heure plus tard, divers membres du Reform-Club faisaient leur entrée et s’approchaient de la cheminée, où brûlait un feu de houille. C’étaient les partenaires habituels de Mr. Phileas Fogg, comme lui enragés joueurs de whist : l’ingénieur Andrew Stuart, les banquiers John Sullivan et Samuel Fallentin, le brasseur Thomas Flanagan, Gauthier Ralph, un des administrateurs de la Banque d’Angleterre, personnages riches et considérés, même dans ce club qui compte parmi ses membres les sommités de l’industrie et de la finance.
La discussion commença donc entre les gentlemen, qui s’étaient assis à une table de whist, Stuart devant Flanagan, Fallentin devant Phileas Fogg. Pendant le jeu, les joueurs ne parlaient pas, mais entre les robres, la conversation interrompue reprenait de plus belle.
« Eh bien, Ralph, demanda Thomas Flanagan, où en est cette affaire de vol ?
– Eh bien, répondit Andrew Stuart, le vol de la banque d’Angleterre bien et dûment reconnu, des agents, des « détectives », choisis parmi les plus habiles, furent envoyés dans les principaux ports, à Liverpool, à Glasgow, au Havre, à Suez, à Brindisi, à New York, etc., avec promesse, en cas de succès, d’une prime de deux mille livres (50 000 F) et cinq pour cent de la somme qui serait retrouvée. En attendant les renseignements que devait fournir l’enquête immédiatement commencée, ces inspecteurs avaient pour mission d’observer scrupuleusement tous les voyageurs en arrivée ou en partance. Les chances sont en faveur du voleur !
– Allons donc ! répondit Ralph, il n’y a plus un seul pays dans lequel il puisse se réfugier.
– Par exemple !
– Où voulez-vous qu’il aille ?
– Je n’en sais rien, répondit Andrew Stuart, mais, après tout, la terre est assez vaste.
– Elle l’était autrefois… », dit à mi-voix Phileas Fogg. Puis : « À vous de couper, monsieur », ajouta-t-il en présentant les cartes à Thomas Flanagan.
La discussion fut suspendue pendant le robre. Mais bientôt Andrew Stuart la reprenait, disant :
« Comment, autrefois ! Est-ce que la terre a diminué, par hasard ?
– Sans doute, répondit Gauthier Ralph. Je suis de l’avis de Mr. Fogg. La terre a diminué, puisqu’on la parcourt maintenant dix fois plus vite qu’il y a cent ans. Et c’est ce qui, dans le cas dont nous nous occupons, rendra les recherches plus rapides.
– Et rendra plus facile aussi la fuite du voleur !
– À vous de jouer, monsieur Stuart ! » dit Phileas Fogg. Mais l’incrédule Stuart n’était pas convaincu, et, la partie achevée : « Il faut avouer, monsieur Ralph, reprit-il, que vous avez trouvé là une manière plaisante de dire que la terre a diminué ! Ainsi parce qu’on en fait maintenant le tour en trois mois…
– En quatre-vingts jours seulement, dit Phileas Fogg.
– En effet, messieurs, ajouta John Sullivan, quatre-vingts jours, depuis que la section entre Rothal et Allahabad a été ouverte sur le « Great-Indian peninsular railway », et voici le calcul établi par le Morning Chronicle :
De Londres à Suez par le Mont-Cenis et Brindisi, railways et paquebots : 7 jours.
De Suez à Bombay, paquebot : 13 jours.
De Bombay à Calcutta, railway : 3 jours.
De Calcutta à Hong-Kong (Chine), paquebot : 13 jours.
De Hong-Kong à Yokohama (Japon), paquebot : 6 jours.
De Yokohama à San Francisco, paquebot : 22 jours.
De San Francisco à New York, railroad : 7 jours.
De New York à Londres, paquebot et railway : 9 jours.
Total : 80 jours.
– Oui, quatre-vingts jours ! s’écria, Andrew Stuart, qui par inattention, coupa une carte maîtresse, mais non compris le mauvais temps, les vents contraires, les naufrages, les déraillements, etc.
– Tout compris, répondit Phileas Fogg en continuant de jouer, car, cette fois, la discussion ne respectait plus le whist.
– Même si les Indous ou les Indiens enlèvent les rails ! s’écria Andrew Stuart, s’ils arrêtent les trains, pillent les fourgons, scalpent les voyageurs !
– Tout compris », répondit Phileas Fogg, qui, abattant son jeu, ajouta : « Deux atouts maîtres. » Andrew Stuart, à qui c’était le tour de « faire », ramassa les cartes en disant : « Théoriquement, vous avez raison, monsieur Fogg, mais dans la pratique…
– Dans la pratique aussi, monsieur Stuart.
– Je voudrais bien vous y voir.
– Il ne tient qu’à vous. Partons ensemble.
– Le Ciel m’en préserve ! s’écria Stuart, mais je parierais bien quatre mille livres (100 000 F) qu’un tel voyage, fait dans ces conditions, est impossible.
– Très possible, au contraire, répondit Mr. Fogg.
– Eh bien, faites-le donc !
– Le tour du monde en quatre-vingts jours ?
– Oui.
– Je le veux bien.
– Quand ?
– Tout de suite. Un bon Anglais ne plaisante jamais, quand il s’agit d’une chose aussi sérieuse qu’un pari, répondit Phileas Fogg. Je parie vingt mille livres contre qui voudra que je ferai le tour de la terre en quatre-vingts jours ou moins, soit dix-neuf cent vingt heures ou cent quinze mille deux cents minutes. Acceptez-vous ?
– Nous acceptons, répondirent MM. Stuart, Fallentin, Sullivan, Flanagan et Ralph, après s’être entendus.
– Bien, dit Mr. Fogg. Le train de Douvres part à huit heures quarante-cinq. Je le prendrai.
– Ce soir même ? demanda Stuart.
– Ce soir même, répondit Phileas Fogg. Donc, ajouta-t-il en consultant un calendrier de poche, puisque c’est aujourd’hui mercredi 2 octobre, je devrai être de retour à Londres, dans ce salon même du Reform-Club, le samedi 21 décembre, à huit heures quarante-cinq du soir, faute de quoi les vingt mille livres déposées actuellement à mon crédit chez Baring frères vous appartiendront de fait et de droit, messieurs ».
À huit heures, Passepartout avait préparé le modeste sac qui contenait sa garde-robe et celle de son maître ; puis, l’esprit encore troublé, il quitta sa chambre, dont il ferma soigneusement la porte, et il rejoignit Mr. Fogg. Mr. Fogg était prêt.
« Vous n’avez rien oublié ? demanda-t-il.
– Rien, monsieur.
Le maître et le domestique descendirent alors, et la porte de la rue fut fermée à double tour. Une station de voitures se trouvait à l’extrémité de Saville-row. Phileas Fogg et son domestique montèrent dans un cab, qui se dirigea rapidement vers la gare de Charing-Cross, à laquelle aboutit un des embranchements du South-Eastern-Railway. À huit heures vingt, le cab s’arrêta devant la grille de la gare. Passepartout sauta à terre. Son maître le suivit et paya le cocher. Mr. Fogg et lui entrèrent aussitôt dans la grande salle de la gare. Là, Phileas Fogg donna à Passepartout l’ordre de prendre deux billets de première classe pour Paris. Puis, se retournant, il aperçut ses cinq collègues du Reform-Club. « Messieurs, je pars, dit-il, et les divers visas apposés sur un passeport que j’emporte à cet effet vous permettront, au retour, de contrôler mon itinéraire.
– Oh ! monsieur Fogg, répondit poliment Gauthier Ralph, c’est inutile. Nous nous en rapporterons à votre honneur de gentleman !
– Cela vaut mieux ainsi, dit Mr. Fogg.
– Vous n’oubliez pas que vous devez être revenu ?… fit observer Andrew Stuart.
– Dans quatre-vingts jours, répondit Mr. Fogg, le samedi 21 décembre 1872, à huit heures quarante-cinq minutes du soir. Au revoir, messieurs. »
À huit heures quarante, Phileas Fogg et son domestique prirent place dans le même compartiment. À huit heures quarante-cinq, un coup de sifflet retentit, et le train se mit en marche. La nuit était noire. Il tombait une pluie fine. Mais le train n’avait pas dépassé Sydenham, que Passepartout poussait un véritable cri de désespoir ! « Qu’avez-vous ? demanda Mr. Fogg.
– Il y a… que… dans ma précipitation… mon trouble… j’ai oublié…
– Quoi ?
– D’éteindre le bec de gaz de ma chambre !
– Eh bien, mon garçon, répondit froidement Mr. Fogg, il brûle à votre compte ! »
Phileas Fogg, en quittant Londres, ne se doutait guère, sans doute, du grand retentissement qu’allait provoquer son départ. La nouvelle du pari se répandit d’abord dans le Reform-Club, et produisit une véritable émotion parmi les membres de l’honorable cercle. Puis, du club, cette émotion passa aux journaux par la voie des reporters, et des journaux au public de Londres et de tout le Royaume-Uni.
En effet, un long article parut le 7 octobre dans le Bulletin de la Société royale de géographie. Il traita la question à tous les points de vue, et démontra clairement la folie de l’entreprise. D’après cet article, tout était contre le voyageur, obstacles de l’homme, obstacles de la nature. Pour réussir dans ce projet, il fallait admettre une concordance miraculeuse des heures de départ et d’arrivée, concordance qui n’existait pas, qui ne pouvait pas exister. À la rigueur, et en Europe, où il s’agit de parcours d’une longueur relativement médiocre, on peut compter sur l’arrivée des trains à heure fixe ; mais quand ils emploient trois jours à traverser l’Inde, sept jours à traverser les États-Unis, pouvait-on fonder sur leur exactitude les éléments d’un tel problème ? Et les accidents de machine, les déraillements, les rencontres, la mauvaise saison, l’accumulation des neiges, est-ce que tout n’était pas contre Phileas Fogg ? Sur les paquebots, ne se trouverait-il pas, pendant l’hiver, à la merci des coups de vent ou des brouillards ? Est-il donc si rare que les meilleurs marcheurs des lignes transocéaniennes éprouvent des retards de deux ou trois jours ? Or, il suffisait d’un retard, un seul, pour que la chaîne de communications fût irréparablement brisée. Si Phileas Fogg manquait, ne fût-ce que de quelques heures, le départ d’un paquebot, il serait forcé d’attendre le paquebot suivant, et par cela même son voyage était compromis irrévocablement.
Pendant les premiers jours qui suivirent le départ du gentleman, d’importantes affaires s’étaient engagées sur « l’aléa » de son entreprise. On sait ce qu’est le monde des parieurs en Angleterre, monde plus intelligent, plus relevé que celui des joueurs. Parier est dans le tempérament anglais. Aussi, non seulement les divers membres du Reform-Club établirent des paris considérables pour ou contre Phileas Fogg, mais la masse du public entra dans le mouvement. Phileas Fogg fut inscrit comme un cheval de course, à une sorte de stud-book. On en fit aussi une valeur de bourse, qui fut immédiatement cotée sur la place de Londres. On demandait, on offrait du « Phileas Fogg » ferme ou à prime, et il se fit des affaires énormes. Mais cinq jours après son départ, après l’article du Bulletin de la Société de géographie, les offres commencèrent à affluer. Le Phileas Fogg baissa. On l’offrit par paquets. Pris d’abord à cinq, puis à dix, on ne le prit plus qu’à vingt, à cinquante, à cent ! Un seul partisan lui resta. Ce fut le vieux paralytique, Lord Albermale. L’honorable gentleman, cloué sur son fauteuil, eût donné sa fortune pour pouvoir faire le tour du monde, même en dix ans ! et il paria cinq mille livres (100 000 F) en faveur de Phileas Fogg. Et quand, en même temps que la sottise du projet, on lui en démontrait l’inutilité, il se contentait de répondre : « Si la chose est faisable, il est bon que ce soit un Anglais qui le premier l’ait faite ! » Or, on en était là, les partisans de Phileas Fogg se raréfiaient de plus en plus ; tout le monde, et non sans raison, se mettait contre lui ; on ne le prenait plus qu’à cent cinquante, à deux cents contre un, quand, sept jours après son départ, un incident, complètement inattendu, fit qu’on ne le prit plus du tout. En effet, pendant cette journée, à neuf heures du soir, le directeur de la police métropolitaine avait reçu une dépêche télégraphique ainsi conçue : « Suez à Londres. « Rowan, directeur police, administration centrale, Scotland place. « Je file voleur de Banque, Phileas Fogg. Envoyez sans retard mandat d’arrestation à Bombay (Inde anglaise). « Fix, détective. » L’effet de cette dépêche fut immédiat. L’honorable gentleman disparut pour faire place au voleur de bank-notes. Sa photographie, déposée au Reform-Club avec celles de tous ses collègues, fut examinée. Elle reproduisait trait pour trait l’homme dont le signalement avait été fourni par l’enquête. On rappela ce que l’existence de Phileas Fogg avait de mystérieux, son isolement, son départ subit, et il parut évident que ce personnage, prétextant un voyage autour du monde et l’appuyant sur un pari insensé, n’avait eu d’autre but que de dépister les agents de la police anglaise.
Voici dans quelles circonstances avait été lancée cette dépêche concernant le sieur Phileas Fogg. Le mercredi 9 octobre, on attendait pour onze heures du matin, à Suez, le paquebot Mongolia, de la Compagnie péninsulaire et orientale, steamer en fer à hélice et à spardeck, jaugeant deux mille huit cents tonnes et possédant une force nominale de cinq cents chevaux. Le Mongolia faisait régulièrement les voyages de Brindisi à Bombay par le canal de Suez.
En attendant l’arrivée du Mongolia, deux hommes se promenaient sur le quai au milieu de la foule d’indigènes et d’étrangers qui affluent dans cette ville, naguère une bourgade, à laquelle la grande œuvre de M. de Lesseps assure un avenir considérable. De ces deux hommes, l’un était l’agent consulaire du Royaume-Uni, établi à Suez. L’inspecteur de police. L’autre était un petit homme maigre, de figure assez intelligente, nerveux, qui contractait avec une persistance remarquable ses muscles sourciliers. À travers ses longs cils brillait un œil très vif.
En ce moment, il donnait certaines marques d’impatience, allant, venant, ne pouvant tenir en place. Cet homme se nommait Fix, et c’était un de ces « détectives » ou agents de police anglais, qui avaient été envoyés dans les divers ports, après le vol commis à la Banque d’Angleterre. Ce Fix devait surveiller avec le plus grand soin tous les voyageurs prenant la route de Suez, et si l’un d’eux lui semblait suspect, le « filer » en attendant un mandat d’arrestation. Précisément, depuis deux jours, Fix avait reçu du directeur de la police métropolitaine le signalement de l’auteur présumé du vol.
Le détective, très alléché évidemment par la forte prime promise en cas de succès, attendait donc avec une impatience facile à comprendre l’arrivée du Mongolia. « Et vous dites, monsieur le consul, demanda-t-il pour la dixième fois, que ce bateau ne peut tarder ?
– Non, monsieur Fix, répondit le consul. Il a été signalé hier au large de Port-Saïd, et les cent soixante kilomètres du canal ne comptent pas pour un tel marcheur. Je vous répète que le Mongolia a toujours gagné la prime de vingt-cinq livres que le gouvernement accorde pour chaque avance de vingt-quatre heures sur les temps réglementaires.
– Ce paquebot vient directement de Brindisi ? demanda Fix.
– De Brindisi même, où il a pris la malle des Indes, de Brindisi qu’il a quitté samedi à cinq heures du soir. Ainsi ayez patience, il ne peut tarder à arriver. Mais je ne sais vraiment pas comment, avec le signalement que vous avez reçu, vous pourrez reconnaître votre homme, s’il est à bord du Mongolia.
– Monsieur le consul, répondit Fix, ces gens-là, on les sent plutôt qu’on ne les reconnaît. C’est du flair qu’il faut avoir, et le flair est comme un sens spécial auquel concourent l’ouïe, la vue et l’odorat. J’ai arrêté dans ma vie plus d’un de ces gentlemen, et pourvu que mon voleur soit à bord, je vous réponds qu’il ne me glissera pas entre les mains.
– Je le souhaite, monsieur Fix, car il s’agit d’un vol important.
– Un vol magnifique, répondit l’agent enthousiasmé. Cinquante-cinq mille livres !
– Monsieur Fix, répondit le consul, vous parlez d’une telle façon que je vous souhaite vivement de réussir ; mais, je vous le répète, dans les conditions où vous êtes, je crains que ce ne soit difficile. Savez-vous bien que, d’après le signalement que vous avez reçu, ce voleur ressemble absolument à un honnête homme.
– Monsieur le consul, répondit dogmatiquement l’inspecteur de police, les grands voleurs ressemblent toujours à d’honnêtes gens. Vous comprenez bien que ceux qui ont des figures de coquins n’ont qu’un parti à prendre, c’est de rester probes, sans cela ils se feraient arrêter. Les physionomies honnêtes, ce sont celles-là qu’il faut dévisager surtout. Travail difficile, j’en conviens, et qui n’est plus du métier, mais de l’art. »
Il était alors dix heures et demie. « Mais il n’arrivera pas, ce paquebot ! s’écria-t-il en entendant sonner l’horloge du port.
– Il ne peut être éloigné, répondit le consul.
– Combien de temps stationnera-t-il à Suez ? demanda Fix.
– Quatre heures. Le temps d’embarquer son charbon. De Suez à Aden, à l’extrémité de la mer Rouge, on compte treize cent dix milles, et il faut faire provision de combustible.
– Et de Suez, ce bateau va directement à Bombay ? demanda Fix.
– Directement, sans rompre charge.
– Eh bien, dit Fix, si le voleur a pris cette route et ce bateau, il doit entrer dans son plan de débarquer à Suez, afin de gagner par une autre voie les possessions hollandaises ou françaises de l’Asie. Il doit bien savoir qu’il ne serait pas en sûreté dans l’Inde, qui est une terre anglaise.
– À moins que ce ne soit un homme très fort, répondit le consul. Vous le savez, un criminel anglais est toujours mieux caché à Londres qu’il ne le serait à l’étranger. »
Sur cette réflexion, qui donna fort à réfléchir à l’agent, le consul regagna ses bureaux, situés à peu de distance. L’inspecteur de police demeura seul, pris d’une impatience nerveuse, avec ce pressentiment assez bizarre que son voleur devait se trouver à bord du Mongolia, – et en vérité, si ce coquin avait quitté l’Angleterre avec l’intention de gagner le Nouveau Monde, la route des Indes, moins surveillée ou plus difficile à surveiller que celle de l’Atlantique, devait avoir obtenu sa préférence. Fix ne fut pas longtemps livré à ses réflexions. De vifs coups de sifflet annoncèrent l’arrivée du paquebot. Bientôt on aperçut la gigantesque coque du Mongolia, passant entre les rives du canal, et onze heures sonnaient quand le steamer vint mouiller en rade, pendant que sa vapeur fusait à grand bruit par les tuyaux d’échappement. Les passagers étaient assez nombreux à bord.
Fix examinait scrupuleusement tous ceux qui mettaient pied à terre. En ce moment, l’un d’eux s’approcha de lui et il lui demanda fort poliment s’il pouvait lui indiquer les bureaux de l’agent consulaire anglais. Et en même temps ce passager présentait un passeport sur lequel il désirait sans doute faire apposer le visa britannique. Fix, instinctivement, prit le passeport, et, d’un rapide coup d’œil, il en lut le signalement. Un mouvement involontaire faillit lui échapper. La feuille trembla dans sa main. Le signalement libellé sur le passeport était identique à celui qu’il avait reçu du directeur de la police métropolitaine. « Ce passeport n’est pas le vôtre ? dit-il au passager.
– Non, répondit celui-ci, c’est le passeport de mon maître.
– Et votre maître ?
– Il est resté à bord.
– Mais, reprit l’agent, il faut qu’il se présente en personne aux bureaux du consulat afin d’établir son identité.
– Quoi ! cela est nécessaire ?
– Indispensable.
– Et où sont ces bureaux ?
– Là, au coin de la place, répondit l’inspecteur en indiquant une maison éloignée de deux cents pas.
– Alors, je vais aller chercher mon maître, à qui pourtant cela ne plaira guère de se déranger ! »
Là-dessus, le passager salua Fix et retourna à bord du steamer.
L’inspecteur redescendit sur le quai et se dirigea rapidement vers les bureaux du consul. Aussitôt, et sur sa demande pressante, il fut introduit près de ce fonctionnaire. « Monsieur le consul, lui dit-il sans autre préambule, j’ai de fortes présomptions de croire que notre homme a pris passage à bord du Mongolia. ». On frappait alors à la porte de son cabinet, et le garçon de bureau introduisit deux étrangers, dont l’un était précisément ce domestique qui s’était entretenu avec le détective. C’étaient, en effet, le maître et le serviteur. Le maître présenta son passeport, en priant laconiquement le consul de vouloir bien y apposer son visa. Celui-ci prit le passeport et le lut attentivement, tandis que Fix, dans un coin du cabinet, observait ou plutôt dévorait l’étranger des yeux. Quand le consul eut achevé sa lecture : « Vous êtes Phileas Fogg, esquire ? demanda-t-il.
– Oui, monsieur, répondit le gentleman.
– Et cet homme est votre domestique ?
– Oui. Un Français nommé Passepartout.
– Vous venez de Londres ?
– Oui.
– Et vous allez ?
– À Bombay.
– Bien, monsieur. Vous savez que cette formalité du visa est inutile, et que nous n’exigeons plus la présentation du passeport ?
– Je le sais, monsieur, répondit Phileas Fogg, mais je désire constater par votre visa mon passage à Suez.
– Soit, monsieur. »
Et le consul, ayant signé et daté le passeport, y apposa son cachet. Mr. Fogg acquitta les droits de visa, et, après avoir froidement salué, il sortit, suivi de son domestique.
« Eh bien ? demanda l’inspecteur.
– Eh bien, répondit le consul, il a l’air d’un parfait honnête homme !
– Possible, répondit Fix, mais ce n’est point ce dont il s’agit. Trouvez-vous, monsieur le consul, que ce flegmatique gentleman ressemble trait pour trait au voleur dont j’ai reçu le signalement ?
– J’en conviens, mais vous le savez, tous les signalements…
– J’en aurai le cœur net, répondit Fix. Le domestique me paraît être moins indéchiffrable que le maître. De plus, c’est un Français, qui ne pourra se retenir de parler. À bientôt, monsieur le consul. » Cela dit, l’agent sortit et se mit à la recherche de Passepartout. Cependant Mr. Fogg, en quittant la maison consulaire, s’était dirigé vers le quai. Là, il donna quelques ordres à son domestique ; puis il s’embarqua dans un canot, revint à bord du Mongolia et rentra dans sa cabine. Il prit alors son carnet, qui portait les notes suivantes : « Quitté Londres, mercredi 2 octobre, 8 heures 45 soir. « Arrivé à Paris, jeudi 3 octobre, 7 heures 20 matin. « Quitté Paris, jeudi, 8 heures 40 matin. « Arrivé par le Mont-Cenis à Turin, vendredi 4 octobre, 6 heures 35 matin. « Quitté Turin, vendredi, 7 heures 20 matin. « Arrivé à Brindisi, samedi 5 octobre, 4 heures soir. « Embarqué sur le Mongolia, samedi, 5 heures soir. « Arrivé à Suez, mercredi 9 octobre, 11 heures matin. « Total des heures dépensées : 158 1/2, soit en jours : 6 jours 1/2. »
Ce méthodique itinéraire tenait ainsi compte de tout, et Mr. Fogg savait toujours s’il était en avance ou en retard. Il inscrivit donc, ce jour-là, mercredi 9 octobre, son arrivée à Suez, qui, concordant avec l’arrivée réglementaire, ne le constituait ni en gain ni en perte. Puis il se fit servir à déjeuner dans sa cabine.
Fix avait en peu d’instants rejoint sur le quai Passepartout, qui flânait et regardait, ne se croyant pas, lui, obligé à ne point voir. « Eh bien, mon ami, lui dit Fix, vous avez donc quitté Londres précipitamment ?
– Je le crois bien ! Mercredi dernier, à huit heures du soir, contre toutes ses habitudes, Mr. Fogg revint de son cercle, et trois quarts d’heure après nous étions partis.
– Mais où va-t-il donc, votre maître ?
– Toujours devant lui ! Il fait le tour du monde !
– Le tour du monde ? s’écria Fix.
– Oui, en quatre-vingts jours ! Un pari, dit-il, mais, entre nous, je n’en crois rien. Cela n’aurait pas le sens commun. Il y a autre chose.
– Ah ! c’est un original, ce Mr. Fogg ?
– Je le crois.
– Il est donc riche ?
– Évidemment, et il emporte une jolie somme avec lui, en bank-notes toutes neuves ! Et il n’épargne pas l’argent en route ! Tenez ! il a promis une prime magnifique au mécanicien du Mongolia, si nous arrivons à Bombay avec une belle avance !
– Et vous le connaissez depuis longtemps, votre maître ?
– Moi ! répondit Passepartout, je suis entré à son service le jour même de notre départ. »
Ce départ précipité de Londres, peu de temps après le vol, cette grosse somme emportée, cette hâte d’arriver en des pays lointains, ce prétexte d’un pari excentrique, tout confirmait et devait confirmer Fix dans ses idées. « Je tiens mon homme se dit-il. Il se fait passer pour un excentrique qui veut faire le tour du monde en quatre-vingts jours ».
Le Mongolia ne devait arriver que le 22 octobre à Bombay. Or, il y arrivait le 20. C’était donc, depuis son départ de Londres, un gain de deux jours, que Phileas Fogg inscrivit méthodiquement sur son itinéraire à la colonne des bénéfices.
Personne n’ignore que l’Inde est ce grand triangle renversé dont la base est au nord et la pointe au sud, sur lequel est inégalement répandue une population de cent quatre-vingts millions d’habitants. Le gouvernement britannique exerce une domination réelle sur une certaine partie de cet immense pays.
C’était à quatre heures et demie du soir que les passagers du Mongolia avaient débarqué à Bombay, et le train de Calcutta partait à huit heures précises. Mr. Fogg prit donc congé de ses partenaires, quitta le paquebot et se dirigea vers le bureau des passeports. Ainsi donc, des merveilles de Bombay, il ne songeait à rien voir, ni l’hôtel de ville, ni la magnifique bibliothèque, ni les forts, ni les docks, ni le marché au coton, ni les bazars, ni les mosquées, ni les synagogues, ni les églises arméniennes. En sortant du bureau des passeports, Phileas Fogg se rendit tranquillement à la gare, et là il se fit servir à dîner. Quelques instants après Mr. Fogg, l’agent Fix avait, lui aussi, débarqué du Mongolia et couru chez le directeur de la police de Bombay. Il fit reconnaître sa qualité de détective, la mission dont il était chargé, sa situation vis-à-vis de l’auteur présumé du vol.
Fogg se promenait dans les rues de Bombay. Il y avait grand concours de populaire, et, au milieu d’Européens de toutes nationalités, des Persans à bonnets pointus, des Bunhyas à turbans ronds, des Sindes à bonnets carrés, des Arméniens en longues robes, des Parsis à mitre noire.
À huit heures moins cinq, quelques minutes seulement avant le départ du train, Passepartout arrivait à la gare du chemin de fer. Fix était là, sur le quai d’embarquement. Ayant suivi le sieur Fogg à la gare, il avait compris que ce coquin allait quitter Bombay. Son parti fut aussitôt pris de l’accompagner jusqu’à Calcutta et plus loin s’il le fallait. Passepartout ne vit pas Fix, qui se tenait dans l’ombre. En ce moment, la locomotive lança un vigoureux sifflet, et le train disparut dans la nuit.
Le train était parti à l’heure réglementaire. Il emportait un certain nombre de voyageurs, quelques officiers, des fonctionnaires civils et des négociants en opium et en indigo, que leur commerce appelait dans la partie orientale de la péninsule. Passepartout occupait le même compartiment que son maître. Un troisième voyageur se trouvait placé dans le coin opposé. C’était le brigadier général, Sir Francis Cromarty, l’un des partenaires de Mr. Fogg pendant la traversée de Suez à Bombay, qui rejoignait ses troupes cantonnées auprès de Bénarès. Sir Francis Cromarty, grand, blond, âgé de cinquante ans environ, qui s’était fort distingué pendant la dernière révolte des cipayes, eût véritablement mérité la qualification d’indigène. Depuis son jeune âge, il habitait l’Inde et n’avait fait que de rares apparitions dans son pays natal. C’était un homme instruit, qui aurait volontiers donné des renseignements sur les coutumes, l’histoire, l’organisation du pays indou, si Phileas Fogg eût été homme à les demander. Mais ce gentleman ne demandait rien.
Une heure après avoir quitté Bombay, le train, franchissant les viaducs, s’engagea dans les montagnes très ramifiées des Ghâtes Occidentales, chaînes à base de trapp et de basalte, dont les plus hauts sommets sont couverts de bois épais. Pendant la nuit, le train franchit les Ghâtes, passa à Nassik, et le lendemain, 21 octobre, il s’élançait à travers un pays relativement plat, formé par le territoire du Khandeish. La campagne, bien cultivée, était semée de bourgades, au-dessus desquelles le minaret de la pagode remplaçait le clocher de l’église européenne. De nombreux petits cours d’eau, la plupart affluents ou sous affluents du Godavery, irriguaient cette contrée fertile. Passepartout, réveillé, regardait, et ne pouvait croire qu’il traversait le pays des Indous dans un train du « Great peninsular railway ». Cela lui paraissait invraisemblable. Et cependant rien de plus réel ! Puis, d’immenses étendues de terrain se dessinaient à perte de vue, des jungles où ne manquaient ni les serpents ni les tigres qu’épouvantaient les hennissements du train, et enfin des forêts, fendues par le tracé de la voie, encore hantées d’éléphants, qui, d’un œil pensif, regardaient passer le convoi échevelé. Jusqu’à son arrivée à Bombay, il avait cru et pu croire que ces choses en resteraient là. Mais maintenant, depuis qu’il filait à toute vapeur à travers l’Inde, un revirement s’était fait dans son esprit. Son naturel lui revenait au galop. Il retrouvait les idées fantaisistes de sa jeunesse, il prenait au sérieux les projets de son maître, il croyait à la réalité du pari, conséquemment à ce tour du monde et à ce maximum de temps, qu’il ne fallait pas dépasser. Déjà même, il s’inquiétait des retards possibles, des accidents qui pouvaient survenir en route.
À huit heures du matin et à quinze milles en avant de la station de Rothal, le train s’arrêta au milieu d’une vaste clairière, bordée de quelques bungalows et de cabanes d’ouvriers. Le conducteur du train passa devant la ligne des wagons en disant : « Les voyageurs descendent ici. » Phileas Fogg regarda Sir Francis Cromarty, qui parut ne rien comprendre à cette halte au milieu d’une forêt de tamarins et de khajours. Passepartout, non moins surpris, s’élança sur la voie et revint presque aussitôt, s’écriant : « Monsieur, plus de chemin de fer !
– Que voulez-vous dire ? demanda Sir Francis Cromarty.
– Je veux dire que le train ne continue pas ! »
Le brigadier général descendit aussitôt de wagon. Phileas Fogg le suivit, sans se presser. Tous deux s’adressèrent au conducteur : « Où sommes-nous ? demanda Sir Francis Cromarty.
– Au hameau de Kholby, répondit le conducteur.
– Nous nous arrêtons ici ?
– Sans doute. Le chemin de fer n’est point achevé…
– Comment ! il n’est point achevé ?
– Non ! il y a encore un tronçon d’une cinquantaine de milles à établir entre ce point et Allahabad, où la voie reprend.
La plupart des voyageurs connaissaient cette interruption de la voie, et, en descendant du train, ils s’étaient emparés des véhicules de toutes sortes que possédait la bourgade, palkigharis à quatre roues, charrettes traînées par des zébus, sortes de bœufs à bosses, chars de voyage ressemblant à des pagodes ambulantes, palanquins, poneys, etc. Aussi Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty, après avoir cherché dans toute la bourgade, revinrent-ils sans avoir rien trouvé. « J’irai à pied », dit Phileas Fogg. Passepartout qui rejoignait alors son maître, fit une grimace significative, en considérant ses magnifiques mais insuffisantes babouches. Fort heureusement il avait été de son côté à la découverte, et en hésitant un peu : « Monsieur, dit-il, je crois que j’ai trouvé un moyen de transport.
– Lequel ?
– Un éléphant ! Un éléphant qui appartient à un Indien logé à cent pas d’ici.
– Allons voir l’éléphant », répondit Mr. Fogg.
Puis Mr. Fogg offrit à Sir Francis Cromarty de le transporter à la station d’Allahabad. Le brigadier général accepta. Un voyageur de plus n’était pas pour fatiguer le gigantesque animal. Des vivres furent achetées à Kholby. Sir Francis Cromarty prit place dans l’un des cacolets, Phileas Fogg dans l’autre. Passepartout se mit à califourchon sur la housse entre son maître et le brigadier général. Le Parsi se jucha sur le cou de l’éléphant, et à neuf heures l’animal, quittant la bourgade, s’enfonçait par le plus court dans l’épaisse forêt de lataniers.
Le guide, afin d’abréger la distance à parcourir, laissa sur sa droite le tracé de la voie dont les travaux étaient en cours d’exécution. Après deux heures de marche, le guide arrêta l’éléphant et lui donna une heure de repos. L’animal dévora des branchages et des arbrisseaux, après s’être d’abord désaltéré à une mare voisine. Sir Francis Cromarty ne se plaignit pas de cette halte.
À midi, le guide donna le signal du départ. Le pays prit bientôt un aspect très sauvage. Aux grandes forêts succédèrent des taillis de tamarins et de palmiers nains, puis de vastes plaines arides, hérissées de maigres arbrisseaux et semées de gros blocs de syénites.
À huit heures du soir, la principale chaîne des Vindhias avait été franchie, et les voyageurs firent halte au pied du versant septentrional, dans un bungalow en ruine. La distance parcourue pendant cette journée était d’environ vingt-cinq milles, et il en restait autant à faire pour atteindre la station d’Allahabad. La nuit était froide.
À six heures du matin, on se remit en marche. Le guide espérait arriver à la station d’Allahabad le soir même. On fit halte sous un bouquet de bananiers, dont les fruits, aussi sains que le pain, « aussi succulents que la crème », disent les voyageurs, furent extrêmement appréciés. À deux heures, le guide entra sous le couvert d’une épaisse forêt, qu’il devait traverser sur un espace de plusieurs milles. Il préférait voyager ainsi à l’abri des bois. En tout cas, il n’avait fait jusqu’alors aucune rencontre fâcheuse, et le voyage semblait devoir s’accomplir sans accident, quand l’éléphant, donnant quelques signes d’inquiétude, s’arrêta soudain. Il était quatre heures alors. « Qu’y a-t-il ? demanda Sir Francis Cromarty, qui releva la tête au-dessus de son cacolet.
– Je ne sais, mon officier », répondit le Parsi, en prêtant l’oreille à un murmure confus qui passait sous l’épaisse ramure. Quelques instants après, ce murmure devint plus définissable. On eût dit un concert, encore fort éloigné, de voix humaines et d’instruments de cuivre. Passepartout était tout yeux, tout oreilles. Mr. Fogg attendait patiemment, sans prononcer une parole. Le Parsi sauta à terre, attacha l’éléphant à un arbre et s’enfonça au plus épais du taillis. Quelques minutes plus tard, il revint, disant : « Une procession de brahmanes qui se dirige de ce côté. S’il est possible, évitons d’être vus. »
Le guide détacha l’éléphant et le conduisit dans un fourré, en recommandant aux voyageurs de ne point mettre pied à terre. Lui-même se tint prêt à enfourcher rapidement sa monture, si la fuite devenait nécessaire. Mais il pensa que la troupe des fidèles passerait sans l’apercevoir, car l’épaisseur du feuillage le dissimulait entièrement. Le bruit discordant des voix et des instruments se rapprochait. Des chants monotones se mêlaient au son des tambours et des cymbales. Bientôt la tête de la procession apparut sous les arbres, à une cinquantaine de pas du poste occupé par Mr. Fogg et ses compagnons. Ils distinguaient aisément à travers les branches le curieux personnel de cette cérémonie religieuse. En première ligne s’avançaient des prêtres, coiffés de mitres et vêtus de longues robes chamarrées. Ils étaient entourés d’hommes, de femmes, d’enfants, qui faisaient entendre une sorte de psalmodie funèbre, interrompue à intervalles égaux par des coups de tam-tams et de cymbales. Derrière eux, sur un char aux larges roues dont les rayons et la jante figuraient un entrelacement de serpents, apparut une statue hideuse, traînée par deux couples de zébus richement caparaçonnés. Cette statue avait quatre bras ; le corps colorié d’un rouge sombre, les yeux hagards, les cheveux emmêlés, la langue pendante, les lèvres teintes de henné et de bétel. À son cou s’enroulait un collier de têtes de mort, à ses flancs une ceinture de mains coupées. Elle se tenait debout sur un géant terrassé auquel le chef manquait. Sir Francis Cromarty reconnut cette statue. « La déesse Kâli, murmura-t-il, la déesse de l’amour et de la mort.
– De la mort, j’y consens, mais de l’amour, jamais ! dit Passepartout. La vilaine bonne femme ! » Autour de la statue s’agitait, se démenait, se convulsionnait un groupe de vieux fakirs, zébrés de bandes d’ocre, couverts d’incisions cruciales qui laissaient échapper leur sang goutte à goutte, énergumènes stupides qui, dans les grandes cérémonies indoues, se précipitent encore sous les roues du char de Jaggernaut. Derrière eux, quelques brahmanes, dans toute la somptuosité de leur costume oriental, traînaient une femme qui se soutenait à peine. Cette femme était jeune, blanche comme une Européenne. Sa tête, son cou, ses épaules, ses oreilles, ses bras, ses mains, ses orteils étaient surchargés de bijoux, colliers, bracelets, boucles et bagues. Une tunique lamée d’or, recouverte d’une mousseline légère, dessinait les contours de sa taille. Derrière cette jeune femme, des gardes armés de sabres nus passés à leur ceinture et de longs pistolets damasquinés, portaient un cadavre sur un palanquin. C’était le corps d’un vieillard, revêtu de ses opulents habits de rajah, ayant, comme en sa vie, le turban brodé de perles, la robe tissée de soie et d’or, la ceinture de cachemire diamanté, et ses magnifiques armes de prince indien. Puis des musiciens et une arrière-garde de fanatiques, dont les cris couvraient parfois l’assourdissant fracas des instruments, fermaient le cortège. Sir Francis Cromarty regardait toute cette pompe d’un air singulièrement attristé, et se tournant vers le guide : « Un sutty ! » dit-il. Le Parsi fit un signe affirmatif et mit un doigt sur ses lèvres. « Qu’est-ce qu’un sutty ? » demanda Fogg.
– Un sutty, monsieur Fogg, répondit le brigadier général, c’est un sacrifice humain, mais un sacrifice volontaire. Cette femme que vous venez de voir sera brûlée demain aux premières heures du jour.
– Ah ! les gueux ! s’écria Passepartout, qui ne put retenir ce cri d’indignation.
– Et ce cadavre ? demanda Mr. Fogg.
– C’est celui du prince, son mari, répondit le guide, un rajah indépendant du Bundelkund.
Après cette réponse, le guide fit sortir l’éléphant de l’épais fourré et se hissa sur le cou de l’animal. Mais au moment où il allait l’exciter par un sifflement particulier, Mr. Fogg l’arrêta, et, s’adressant à Sir Francis Cromarty : « Si nous sauvions cette femme ? dit-il.
– Sauver cette femme, monsieur Fogg ! s’écria le brigadier général.
– J’ai encore douze heures d’avance. Je puis les consacrer à cela.
– Tiens ! Mais vous êtes un homme de cœur ! dit Sir Francis Cromarty.
– Quelquefois, répondit simplement Phileas Fogg, quand j’ai le temps. »